Le frigo vide, le cœur plein : Chronique d’une mère et de son fils adulte qui refuse de partir
— Julien ! Tu comptes descendre un jour ou tu attends que le frigo se remplisse tout seul ?
Ma voix résonne dans la cuisine vide, tranchante, presque étrangère à mes propres oreilles. Il est 11h, le soleil tape sur les carreaux, mais la maison est glaciale. Je referme la porte du frigo avec un bruit sec. Encore une fois, il n’y a rien. Pas de lait, pas de yaourts, même pas un reste de quiche. Juste un vieux pot de moutarde et une solitude qui colle aux doigts.
Julien ne répond pas. J’entends vaguement le cliquetis de son clavier à l’étage. Depuis deux ans, il travaille « à distance » pour une boîte informatique à Lyon. Mais je ne l’ai pas vu sortir de sa chambre depuis des semaines, sauf pour aller aux toilettes ou attraper une assiette qu’il remonte aussitôt. Il a 32 ans. Trente-deux ans !
Je m’appelle Claire. J’ai 58 ans, et je croyais avoir tout fait pour que mes enfants volent de leurs propres ailes. Sa sœur, Camille, est partie à Bordeaux il y a trois ans. Elle a trouvé un boulot, un copain, un studio minuscule mais lumineux. Elle m’appelle tous les dimanches. Mais Julien…
Je monte les escaliers, chaque marche grince comme un reproche. Je frappe à sa porte.
— Julien ? On doit parler.
Un silence. Puis la porte s’entrouvre sur son visage pâle, cerné par la lumière bleue de son écran.
— Quoi ?
— Tu as vu l’état du frigo ? Tu pourrais au moins faire les courses…
Il hausse les épaules.
— J’ai du boulot.
— Tu travailles tout le temps ou tu te caches ?
Il détourne les yeux. J’ai envie de hurler. Je retiens mes larmes.
— On ne peut pas continuer comme ça, Julien. Tu ne sors jamais, tu ne vois personne… Tu ne veux pas prendre ton indépendance ?
Il soupire, referme la porte doucement.
Je redescends, le cœur lourd. Mon mari, François, lit le journal dans le salon. Il lève à peine les yeux quand j’entre.
— Tu lui as encore parlé ?
— Oui. Rien ne change.
— Laisse-le tranquille, Claire. Il finira bien par partir.
Mais je sens qu’il n’y croit plus non plus. Parfois, je surprends François en train de regarder des annonces immobilières pour des studios à louer dans notre ville de Dijon. Mais Julien ne veut rien entendre.
Le soir, à table, c’est le silence. Trois assiettes posées comme des points d’interrogation. Julien descend en traînant les pieds, avale son repas sans un mot et remonte aussitôt.
Un jour, Camille appelle en visio.
— Maman, tu as l’air fatiguée…
Je souris faiblement.
— C’est Julien… Il ne va pas bien, tu sais ?
Camille soupire.
— Il faut qu’il parte, maman. Vous n’êtes pas responsables de sa vie.
Mais comment lui dire qu’à chaque fois que j’imagine Julien seul dans un studio vide, j’ai l’impression de l’abandonner ?
La nuit, je me tourne et me retourne dans mon lit. Je repense à quand il était petit : il avait peur du noir, il venait se glisser sous ma couette en pleurant. Est-ce que j’ai trop couvé mon fils ? Est-ce que c’est ma faute s’il n’arrive pas à grandir ?
Un matin, je trouve François dans la cuisine avec une lettre à la main.
— C’est une convocation pour Julien à Pôle Emploi…
Je fronce les sourcils.
— Mais il travaille !
— Justement… Il n’a plus de contrat depuis deux semaines. Il ne t’a rien dit ?
Mon sang se glace. Je monte en courant à l’étage.
— Julien ! Ouvre-moi !
Il ouvre la porte à moitié. Ses yeux sont rouges.
— Pourquoi tu ne nous as rien dit ?
Il s’effondre sur son lit.
— J’ai tout raté… Je n’arrive même pas à garder un boulot…
Je m’assieds près de lui et prends sa main.
— On va t’aider, mais il faut que tu acceptes de te faire aider aussi… Tu pourrais voir quelqu’un ? Un psy ?
Il secoue la tête violemment.
— Je veux juste dormir…
Les jours passent. Julien s’enferme encore plus. François et moi nous disputons tous les soirs : faut-il le pousser dehors ou attendre qu’il trouve la force lui-même ? La maison devient un champ de mines : chaque mot peut exploser.
Un dimanche matin, je trouve Julien assis dans la cuisine, les yeux perdus dans le vide.
— Maman… Je crois que j’ai besoin d’aide.
Je m’assois en face de lui et je pleure enfin sans retenue.
Aujourd’hui encore, rien n’est réglé. Julien voit un psychologue depuis peu. Il sort parfois acheter du pain ou marcher au parc. C’est peu, mais c’est déjà ça. François et moi avons retrouvé un peu d’espoir — et beaucoup d’épuisement.
Parfois je me demande : jusqu’où doit-on aller pour aider ceux qu’on aime sans se perdre soi-même ? Est-ce qu’on peut vraiment apprendre à lâcher prise sans culpabilité ? Qu’en pensez-vous ?