« J’aurai autant d’enfants que je veux » : Histoire d’une famille lyonnaise déchirée

« Tu ne comprends rien, Élodie ! Ce sont MES choix, pas les tiens ! »

La voix de Camille résonne encore dans ma tête, tranchante, pleine de colère et de larmes. Nous étions dans la cuisine de notre mère à Lyon, un dimanche après-midi, entourées des cris des enfants et du parfum du gratin dauphinois. Je venais de lui dire, maladroitement sans doute, que je m’inquiétais pour elle. Quatre enfants en six ans, un cinquième en route, un mari souvent absent à cause de son travail à la SNCF… Je voyais Camille s’épuiser, s’effacer derrière les couches, les biberons et les lessives interminables.

Mais elle ne voulait rien entendre. « J’aurai autant d’enfants que je veux ! » avait-elle hurlé, les poings serrés sur la table. Ma mère, assise à côté de nous, avait baissé les yeux, comme si elle voulait disparaître. Mon père, lui, était sorti fumer sur le balcon, incapable d’affronter nos disputes.

Je me souviens de cette scène comme si elle s’était gravée dans ma mémoire. Pourtant, tout avait commencé bien plus tôt. Camille et moi étions inséparables petites. On partageait tout : nos secrets, nos rêves d’avenir, nos peurs aussi. Mais en grandissant, nos chemins se sont séparés. J’ai fait des études de droit à Lyon 3, j’ai rencontré Paul, on a acheté un appartement dans le 7ème arrondissement. Camille, elle, a arrêté l’école après le bac et s’est mariée jeune avec Julien. Très vite, elle est tombée enceinte.

Au début, j’étais heureuse pour elle. Mais à chaque nouvelle grossesse, je sentais monter en moi une inquiétude sourde. Comment allait-elle s’en sortir ? Avait-elle vraiment choisi cette vie ou la subissait-elle ? Je voyais bien que Julien n’était pas souvent là. Les fins de mois étaient difficiles. Camille ne sortait presque plus, ses amies s’étaient éloignées. Elle disait que ses enfants étaient toute sa vie.

Un soir d’hiver, alors que je venais lui apporter des vêtements pour les petits, je l’ai trouvée en larmes sur le canapé. « Je suis fatiguée, Élodie… mais je ne peux pas m’arrêter maintenant. Ils ont besoin de moi. » J’ai voulu lui proposer de l’aide, mais elle a refusé : « Tu ne comprends pas… Toi tu as ta carrière, ta liberté. Moi j’ai choisi ça. »

Les tensions se sont accentuées lors des réunions familiales. Ma mère essayait de temporiser : « Laissez-la vivre sa vie… » Mais mon père ne cachait pas son inquiétude : « Ce n’est pas raisonnable tout ça ! »

Un dimanche, alors que nous étions tous réunis pour l’anniversaire de notre petit frère Lucas, la situation a explosé. Camille venait d’annoncer sa cinquième grossesse. Mon père s’est levé brusquement : « Mais enfin Camille, tu vas t’arrêter quand ? Vous n’avez déjà pas assez d’argent ! » Camille a éclaté en sanglots. Julien a quitté la table sans un mot. Ma mère a tenté de calmer tout le monde mais c’était trop tard.

Après ce jour-là, Camille s’est éloignée de nous. Elle ne répondait plus à mes messages. Je culpabilisais : avais-je été trop dure ? Avais-je le droit de juger ses choix ?

Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un message d’elle : « Je vais bien. Je n’ai pas besoin qu’on me dise comment vivre ma vie. »

J’ai relu ce message des dizaines de fois. J’ai repensé à notre enfance, à nos rires sous la pluie dans le jardin de nos grands-parents à Villeurbanne. Comment en étions-nous arrivées là ?

Un soir d’été, j’ai croisé Camille par hasard au marché de la Croix-Rousse. Elle avait l’air fatiguée mais souriante, entourée de ses enfants qui couraient partout. Elle m’a regardée droit dans les yeux : « Tu sais Élodie… Je ne suis peut-être pas heureuse comme toi tu l’imagines. Mais c’est ma vie. Et je l’assume. »

Je n’ai rien su répondre. J’ai compris alors que mon amour pour elle devait passer avant mes jugements.

Aujourd’hui encore, notre relation reste fragile. On se parle peu mais on se retrouve parfois autour d’un café, loin des disputes et des regards des autres.

Je me demande souvent : ai-je eu raison d’intervenir ? Ou aurais-je dû me taire et simplement être là pour elle ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous pour protéger ceux que vous aimez sans empiéter sur leur liberté ?