Mamie absente : la vérité sur les promesses familiales
« Tu sais, Claire, j’aurais tellement aimé garder les enfants ce week-end, mais j’ai déjà prévu un déjeuner avec mes amies du club de lecture… »
Sa voix résonne encore dans ma tête, douce mais ferme, comme un rideau qui tombe sur mes espoirs. Je raccroche, le cœur serré. Julien me regarde, assis à la table de la cuisine, son café refroidi entre les mains. Il n’ose rien dire. Je vois dans ses yeux la même lassitude que dans les miens.
« Encore une excuse ? » souffle-t-il finalement.
Je hoche la tête, incapable de répondre. Les enfants, Lucie et Paul, jouent dans le salon. Ils ne savent rien de nos batailles silencieuses, de ces promesses jamais tenues qui s’accumulent comme la poussière sur les étagères. Ma belle-mère, Françoise, adore raconter à qui veut l’entendre combien ses petits-enfants lui manquent. Elle poste des photos d’eux sur Facebook, écrit des commentaires attendrissants sous chaque cliché : « Mes amours me manquent tant ! » Mais quand il s’agit de venir les chercher à l’école ou de nous dépanner un mercredi après-midi, elle disparaît derrière un agenda miraculeusement rempli.
Je me souviens du jour où tout a basculé. C’était il y a six mois. J’avais une réunion importante au travail, Julien était en déplacement à Marseille. J’ai appelé Françoise en panique :
— Maman, tu pourrais venir chercher Lucie à la sortie de l’école ? Je ne peux vraiment pas faire autrement…
Un silence gênant. Puis sa voix, hésitante :
— Oh ma chérie, j’aurais adoré… mais j’ai mon cours de yoga ce soir-là.
J’ai raccroché en pleurant. Ce soir-là, j’ai dû demander à la voisine, Madame Lefèvre, une retraitée qui n’a pas de famille proche. Elle a accepté sans hésiter, avec un sourire fatigué mais sincère.
Depuis ce jour, quelque chose s’est fissuré en moi. J’ai commencé à observer Françoise différemment. Derrière ses mots doux et ses sourires en public, je voyais l’égoïsme d’une femme qui refuse de s’engager vraiment. Mais comment lui en vouloir ? Après tout, elle a élevé trois enfants seule après la mort de son mari. Peut-être qu’elle estime avoir assez donné.
Pourtant, chaque fois que je la vois poster une nouvelle photo ou raconter à ses amies combien elle rêve d’un goûter avec Lucie et Paul, une colère sourde monte en moi.
Un dimanche midi, alors que nous étions tous réunis chez elle pour un repas de famille, la tension est montée d’un cran. Lucie s’est approchée de sa grand-mère :
— Mamie, tu viens me voir à mon spectacle de danse mercredi ?
Françoise a esquissé un sourire gêné :
— Oh ma puce… mercredi je dois aller chez le coiffeur… Mais tu sais que je penserai très fort à toi !
J’ai senti le regard de Julien sur moi. J’ai explosé :
— Tu trouves pas que ça fait beaucoup de coiffeur et de yoga pour quelqu’un qui dit manquer autant ses petits-enfants ?
Le silence est tombé sur la table comme une chape de plomb. Françoise a rougi, baissé les yeux. Julien a tenté d’apaiser :
— Claire…
Mais c’était trop tard. Les mots étaient sortis, tranchants comme des lames.
Après le repas, Françoise m’a prise à part dans la cuisine.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? J’ai passé ma vie à m’occuper des autres. Maintenant que je peux enfin penser à moi… Je ne veux pas redevenir indispensable.
Je l’ai regardée longtemps sans savoir quoi répondre. D’un côté, je comprenais son besoin de liberté ; de l’autre, je me sentais trahie par ses promesses creuses.
Les semaines ont passé. J’ai arrêté de compter sur elle. J’ai trouvé d’autres solutions : Madame Lefèvre, parfois une baby-sitter du quartier. Mais chaque fois que Lucie ou Paul demandaient « Pourquoi mamie ne vient jamais ? », mon cœur se serrait.
Un soir d’automne, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé Lucie assise sur le canapé, une photo de Françoise dans les mains.
— Maman, pourquoi mamie elle dit qu’elle nous aime si elle vient jamais ?
J’ai senti mes yeux se remplir de larmes. Que pouvais-je lui répondre ? Que l’amour ne suffit pas toujours ? Que les adultes aussi ont peur d’être déçus ou envahis ?
J’ai pris Lucie dans mes bras et j’ai murmuré :
— Parfois les grandes personnes font des promesses qu’elles ne savent pas tenir… Mais ça ne veut pas dire qu’elles ne t’aiment pas.
Depuis ce jour-là, j’essaie d’accepter Françoise telle qu’elle est : une femme fatiguée par la vie qui veut enfin penser à elle-même. Mais au fond de moi, je me demande encore : est-ce que les promesses familiales valent moins que celles qu’on fait aux autres ? Est-ce qu’on peut aimer sans jamais être là ? Qu’en pensez-vous ?