La cicatrice sous la lumière : souvenirs d’un été oublié
— Tu étais bien au camp de La Féclaz, en 1998 ?
La voix grave, presque tremblante, me tire brutalement de mes pensées. Je lève les yeux, surprise, vers l’homme assis à côté de moi dans la salle d’attente du cabinet du Dr. Lefèvre. Il n’a rien d’extraordinaire : la cinquantaine, des cheveux poivre et sel, un manteau élimé. Mais son regard accroche le mien avec une intensité qui me met mal à l’aise.
— Je… Oui, pourquoi ?
Il esquisse un sourire triste et désigne mon visage d’un geste discret.
— Tu as une petite cicatrice, juste au-dessus de la droite. Je me souviens… Tu t’étais cognée contre un rocher, le troisième jour. Tu pleurais, mais tu n’as rien dit à personne.
Je sens mon cœur s’accélérer. Cette cicatrice, je l’oublie presque tous les jours. Mais là, sous la lumière blafarde de la salle d’attente, elle brûle comme une blessure fraîche. Les souvenirs affluent : l’odeur des pins, les cris des enfants, la sensation de solitude malgré la foule.
— Comment tu t’appelles ?
— Antoine. Antoine Girard. On partageait la même tente.
Un frisson me parcourt. Antoine… Le garçon silencieux qui dessinait des animaux sur son carnet, celui que tout le monde trouvait bizarre. Je me souviens de ses yeux tristes et de sa voix douce. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ?
Je détourne les yeux, gênée par l’intensité de ses souvenirs qui ne sont pas tout à fait les miens. Ma mère m’avait envoyée à ce camp pour « me changer les idées » après le divorce. J’avais huit ans et je croyais que personne ne voyait mes larmes la nuit.
— Tu te souviens de ce qui s’est passé le dernier soir ?
Sa question me prend au dépourvu. Je fouille ma mémoire, mais tout est flou. Je revois vaguement un feu de camp, des rires, puis… le noir.
— Non… Je crois que j’ai oublié.
Antoine baisse la tête. Un silence pesant s’installe entre nous, seulement troublé par le bip régulier du moniteur cardiaque derrière la porte.
— Moi, je n’ai jamais pu oublier, murmure-t-il. Ce soir-là… il s’est passé quelque chose. Quelque chose que j’aurais dû empêcher.
Je sens une angoisse sourde monter en moi. Mon père disait toujours que les souvenirs douloureux finissent par s’effacer. Mais si ce n’était pas vrai ?
La porte du cabinet s’ouvre brusquement. Une infirmière appelle « Madame Martin ». Je sursaute, mais ce n’est pas mon nom. Antoine me regarde avec insistance.
— Tu veux qu’on en parle ?
Je hoche la tête sans conviction. J’ai peur de ce qu’il pourrait dire, peur de réveiller des fantômes endormis depuis trop longtemps.
— Tu te souviens de Lucie ?
Je ferme les yeux. Lucie… La fille solaire du groupe, celle qui riait tout le temps et qui m’avait prise sous son aile. Je revois son visage lumineux, ses cheveux blonds en bataille.
— Elle a disparu ce soir-là, continue Antoine d’une voix blanche. Personne ne l’a jamais revue.
Un vertige me saisit. Les journaux locaux avaient parlé d’une fugue, mais au fond de moi, j’avais toujours su que ce n’était pas si simple. Ma mère avait refusé d’en parler, m’interdisant même de prononcer le nom de Lucie à la maison.
— Tu étais avec elle avant qu’elle parte, non ?
Je sens mes mains trembler. Des images confuses remontent : Lucie qui pleure dans le noir, moi qui lui promets de ne rien dire à personne… Un secret partagé au creux de la nuit.
— Elle m’a confié qu’elle voulait s’enfuir… Elle avait peur de rentrer chez elle.
Antoine serre les poings.
— Personne ne t’a crue quand tu l’as dit aux moniteurs. Ils ont pensé que tu inventais tout pour attirer l’attention.
Je baisse la tête, honteuse. Toute ma vie, j’ai porté ce poids : celui de n’avoir pas su protéger Lucie, celui d’avoir été traitée de menteuse par les adultes en qui je croyais.
— J’aurais dû parler aussi, souffle Antoine. Mais j’avais trop peur…
Un silence lourd tombe sur nous. Je sens les regards des autres patients sur notre duo improbable : deux inconnus réunis par une cicatrice et un secret trop lourd pour des enfants.
La porte s’ouvre à nouveau : « Mademoiselle Dubois ? » C’est mon tour. Je me lève difficilement, le cœur battant à tout rompre.
Avant d’entrer dans le cabinet du cardiologue, je me retourne vers Antoine.
— On pourrait se revoir ? Peut-être… essayer de comprendre ensemble ?
Il acquiesce en silence, les yeux brillants d’émotion.
Dans le cabinet du Dr Lefèvre, alors qu’il pose son stéthoscope sur ma poitrine, je sens les larmes monter. Toute ma vie, j’ai cru que cette cicatrice était un simple accident d’enfance. Mais aujourd’hui, je comprends qu’elle est bien plus que ça : elle est le témoin silencieux d’un drame jamais résolu, d’une amitié brisée et d’une innocence perdue trop tôt.
En sortant du cabinet, je retrouve Antoine dans le couloir. Nous échangeons un regard complice — celui de deux survivants prêts à affronter ensemble les ombres du passé.
Est-ce qu’on peut vraiment guérir des blessures invisibles ? Ou sont-elles condamnées à saigner chaque fois qu’on ose regarder en arrière ?