Les larmes sans fin de l’appartement 3B : Avons-nous fermé les yeux trop longtemps ?
— Tu entends encore ?
La voix de mon mari, Paul, résonne dans la cuisine alors que je reste figée devant la fenêtre entrouverte. Les sanglots étouffés traversent la cour intérieure, montant du troisième étage, appartement B. Je serre ma tasse de café si fort que mes jointures blanchissent. Il est trois heures du matin, et pour la quatrième fois cette semaine, le même cri déchire la nuit.
— Claire, tu ne vas pas encore appeler la police ? Ils ne font jamais rien…
Je me retourne vers lui, la gorge serrée. Paul détourne les yeux. Il a raison : la dernière fois que j’ai appelé, il y a six mois, deux policiers sont venus, ont frappé à la porte de Madame Lefèvre, et sont repartis après cinq minutes. « Rien à signaler », avaient-ils dit. Mais moi, je sais ce que j’entends.
Le lendemain matin, dans l’ascenseur, je croise Madame Lefèvre. Elle tient son fils Hugo par la main. Il a six ans, peut-être sept, mais il en paraît quatre. Il baisse les yeux, le visage marqué par une tristesse qui me glace le sang.
— Bonjour Claire, dit-elle d’une voix douce mais tendue.
Je force un sourire.
— Bonjour Madame Lefèvre… Bonjour Hugo.
Le petit ne répond pas. Il serre plus fort la main de sa mère. Je voudrais lui dire quelque chose, lui demander s’il va bien, mais les mots restent coincés dans ma gorge. L’ascenseur s’arrête au rez-de-chaussée. Ils sortent rapidement.
Dans le hall, je retrouve Sophie, ma voisine du 2A. Elle aussi a entendu les pleurs.
— On ne peut pas continuer comme ça, souffle-t-elle. Tu as vu les bleus sur ses bras ?
Je hoche la tête.
— Mais si on se trompe ? Et si c’est juste un enfant difficile ?
Sophie me lance un regard désespéré.
— On se rassure comme on peut… Mais on sait très bien que ce n’est pas normal.
Les semaines passent. Les cris deviennent plus fréquents. Parfois, j’entends des bruits sourds, comme des objets qu’on jette contre les murs. Un soir, alors que je rentre tard du travail, j’aperçois Hugo assis seul sur les marches de l’escalier. Il pleure en silence.
— Hugo… ça va ?
Il sursaute et essuie ses larmes d’un revers de manche.
— Maman m’a puni… Je n’ai pas été sage.
Je m’accroupis à sa hauteur.
— Tu veux en parler ?
Il secoue la tête et se lève précipitamment en entendant la porte de son appartement s’ouvrir. Madame Lefèvre apparaît dans l’embrasure, le visage fermé.
— Hugo ! Rentre tout de suite !
Elle me lance un regard noir avant de claquer la porte derrière eux.
Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à mon enfance à Dijon, à ma mère qui me berçait quand j’avais peur du noir. Je pense à Hugo qui n’a que des murs froids pour le consoler. Je me lève et écris une lettre anonyme à la mairie. Je la poste le lendemain matin avec des mains tremblantes.
Mais rien ne change. Les pleurs continuent. Les voisins murmurent dans les couloirs mais personne n’ose agir ouvertement. Paul me dit que ce n’est pas notre affaire, que nous risquons des ennuis si nous accusons sans preuve. Mais chaque nuit, la culpabilité me ronge un peu plus.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur les toits de Lyon, une ambulance s’arrête devant notre immeuble. Deux policiers montent en courant les escaliers. Je sors sur le palier et croise le regard de Sophie : elle est livide.
— Ils ont trouvé Hugo inconscient…
Mon cœur s’arrête. Je descends en courant. Dans le hall, Madame Lefèvre hurle sur les policiers :
— Ce n’est pas ma faute ! Il est tombé tout seul !
Mais personne ne l’écoute vraiment. Les pompiers emmènent Hugo sur une civière. Il ne bouge pas.
Les jours suivants sont flous. Les journalistes campent devant l’immeuble. Les voisins se taisent ou se déchirent : « On aurait dû faire quelque chose ! » « Ce n’était pas à nous d’intervenir ! »
Paul ne me parle plus que par monosyllabes. Sophie ne sort plus de chez elle. Moi, je passe mes journées à fixer la porte close du 3B.
Hugo est resté plusieurs semaines à l’hôpital. Il a survécu, mais il ne reviendra jamais vivre ici. Madame Lefèvre a été arrêtée pour maltraitance aggravée. Les services sociaux sont venus vider l’appartement ; ils ont emporté les jouets cassés et les vêtements trop petits.
Aujourd’hui encore, chaque fois qu’un enfant pleure dans la rue ou dans un supermarché, mon cœur se serre. J’ai honte d’avoir eu peur d’agir, honte d’avoir préféré le confort du silence à la douleur de la vérité.
Parfois je repense à Hugo et je me demande : combien d’enfants comme lui souffrent derrière des portes closes ? Et si c’était à refaire… aurais-je eu le courage d’agir plus tôt ?