Sous le regard des autres : l’amour plus fort que les préjugés
« Tu n’as pas honte, Camille ? » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant mes mots. « Tu crois vraiment qu’il t’aime ? Il pourrait être ton père ! »
Je baisse les yeux. J’ai vingt-neuf ans, et François en a cinquante-quatre. Depuis que je l’ai présenté à ma famille, tout a changé. Les repas du dimanche sont devenus des interrogatoires, les invitations se sont raréfiées. Même mon frère, Paul, qui m’a toujours soutenue, ne cache plus son malaise. « Tu te rends compte de ce que les gens disent au village ? » Il me lance ça comme un reproche, alors que je croyais trouver en lui un allié.
Mais comment leur expliquer ? Comment leur dire que François n’est pas ce qu’ils imaginent ? Qu’il n’est ni riche ni manipulateur, juste un homme qui a connu la solitude après la mort de sa femme, et qui a trouvé en moi une complice, une amie, une amoureuse ?
La première fois que je l’ai vu, c’était à la librairie du centre-ville de Limoges. Il cherchait un roman de Modiano, moi je rangeais des livres en rayon. Il m’a demandé conseil, puis nous avons parlé littérature pendant une heure. Sa voix grave, son sourire timide… J’ai tout de suite senti une connexion. Mais jamais je n’aurais imaginé tomber amoureuse.
Les semaines ont passé. Il revenait chaque samedi, prétextant un nouveau livre à acheter. Un jour, il m’a invitée à prendre un café. J’ai accepté sans réfléchir. Ce jour-là, il m’a raconté sa vie : son enfance à Brive-la-Gaillarde, son mariage heureux avec Hélène, la maladie qui l’a emportée trop tôt. J’ai vu ses yeux s’embuer. J’ai posé ma main sur la sienne.
Notre histoire a commencé ainsi, dans la discrétion et la tendresse. Mais dès que nous avons décidé de vivre ensemble, tout s’est compliqué. Les voisins ont commencé à chuchoter. « Elle profite de lui », « Elle attend qu’il claque pour toucher l’héritage »… Les mots sont cruels dans une petite ville.
Un soir d’hiver, alors que nous rentrions du cinéma main dans la main, une voisine a lancé à voix haute : « Alors Camille, tu fais dans le vintage maintenant ? » J’ai senti le rouge me monter aux joues. François a serré ma main plus fort. « Ne fais pas attention », a-t-il murmuré. Mais comment ne pas faire attention ?
À Noël, j’ai voulu réunir ma famille et François autour d’un repas. Ma mère a refusé de venir. Mon père s’est contenté d’un « Je ne veux pas cautionner ça ». Seul Paul est venu, mais il n’a presque pas parlé de la soirée.
Un soir, épuisée par les critiques et les sous-entendus, j’ai craqué devant François. « Et si tout le monde avait raison ? Si tu méritais mieux qu’une fille comme moi ? » Il m’a prise dans ses bras et m’a regardée droit dans les yeux : « Camille, tu es la lumière qui est revenue dans ma vie. Je me fiche des autres. Ce qui compte, c’est nous. »
Mais parfois, le doute s’insinue malgré tout. Un matin, en allant au marché, j’ai surpris deux commerçantes en train de parler de moi : « Elle va le ruiner… Tu verras qu’elle ne restera pas longtemps quand il n’aura plus rien. » J’ai eu envie de hurler que François n’était pas riche ! Qu’il vivait modestement de sa retraite d’instituteur ! Mais à quoi bon ?
La situation a empiré quand François est tombé malade au printemps dernier. Une pneumonie sévère l’a cloué au lit pendant trois semaines. J’ai pris un congé sans solde pour rester auprès de lui jour et nuit. Les médecins étaient pessimistes ; moi je refusais d’abandonner.
C’est là que ma mère est revenue vers moi. Un soir, elle est venue frapper à la porte de notre appartement. Elle m’a trouvée épuisée, les yeux cernés mais déterminée à veiller sur l’homme que j’aimais. Elle s’est assise en silence près du lit de François. Après un long moment, elle a murmuré : « Je ne comprends pas ton choix… mais je vois que tu l’aimes vraiment. »
François a fini par guérir lentement. À sa sortie d’hôpital, il m’a dit : « Si tu veux partir maintenant, je comprendrais… Je ne veux pas être un poids pour toi. » J’ai éclaté en sanglots : « Tu es tout sauf un poids ! Tu es mon roc… »
Aujourd’hui encore, certains continuent de juger notre couple. Mais j’ai appris à ne plus écouter les rumeurs. Avec François, nous partageons des moments simples : des balades au bord de la Vienne, des soirées à lire ensemble ou à refaire le monde autour d’un verre de vin.
Ma famille commence doucement à accepter notre histoire. Paul vient dîner chez nous plus souvent ; ma mère m’appelle pour prendre des nouvelles de François.
Je sais que beaucoup ne comprendront jamais notre amour. Mais est-ce vraiment si important ? N’avons-nous pas tous le droit d’être heureux, même si cela dérange ?
Parfois je me demande : pourquoi l’amour dérange-t-il tant quand il ne rentre pas dans les cases ? Et vous… auriez-vous eu le courage d’aimer envers et contre tous ?