Chaque fois que mon gendre rentre, je dois fuir : suis-je vraiment le problème ?
« Dépêche-toi, Maman, il va arriver ! » La voix de ma fille, Camille, tremble à peine, mais je sens la panique dans son regard. Je ramasse mon sac à la hâte, j’attrape mon manteau posé sur le dossier de la chaise et je file vers la porte de service. Comme une voleuse. Comme si j’étais une menace. J’entends déjà la clé tourner dans la serrure de l’entrée principale. Mon cœur bat à tout rompre. Je retiens mon souffle, j’attends que la porte se referme derrière moi avant de m’enfuir dans la cage d’escalier. Encore une fois, je m’efface pour ne pas déranger Julien.
Julien… Mon gendre. Depuis qu’il partage la vie de Camille, je ne suis plus la bienvenue chez eux. Il ne me parle pas, il ne me regarde même pas. Quand il est là, je dois disparaître. « Ce n’est pas contre toi, Maman », répète Camille, les yeux baissés. Mais comment ne pas le prendre pour moi ? Je viens tous les jours chercher ma petite-fille à l’école, je prépare le goûter, je fais les courses, je repasse le linge… Mais dès que Julien rentre du travail, je deviens invisible. Ou pire : indésirable.
Je me souviens du premier soir où il m’a fait comprendre que ma présence n’était pas souhaitée. C’était un dimanche pluvieux, il y a cinq ans. J’avais préparé un gratin dauphinois pour toute la famille. À peine avait-il franchi le seuil qu’il a lancé d’un ton sec : « On avait dit pas de visites le dimanche soir. » Camille a rougi, s’est excusée pour moi. J’ai ramassé mon sac, j’ai embrassé ma petite-fille sur le front et je suis partie sous la pluie battante. Depuis ce jour-là, j’ai appris à disparaître.
Mais pourquoi ? Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Je me repasse sans cesse le film de ces dernières années. Ai-je été trop présente ? Trop envahissante ? Ou bien est-ce lui qui a quelque chose à cacher ? Parfois, j’imagine qu’il a honte de moi, de mes origines modestes, de mon accent du Sud qui détonne dans leur appartement du centre-ville lyonnais. D’autres fois, je me dis qu’il veut simplement couper Camille de sa famille, l’isoler pour mieux la contrôler.
Un soir d’hiver, alors que je rangeais les jouets de ma petite-fille dans sa chambre, j’ai surpris une dispute entre Camille et Julien. Les murs sont fins dans leur immeuble haussmannien. « Ta mère est toujours là ! J’en ai marre ! On n’est jamais tranquilles ! » J’ai entendu Camille pleurer doucement : « Elle m’aide… Tu sais bien que sans elle… » Il l’a coupée : « Je m’en fiche ! C’est chez moi ici ! » J’ai senti mes jambes fléchir sous moi. Je me suis assise sur le lit d’enfant, j’ai caressé une peluche en silence.
Je n’ose pas en parler à mes amies du club de lecture. Elles me voient comme une grand-mère dévouée, toujours souriante. Elles ne savent pas que chaque visite chez ma fille est un compte à rebours angoissant. Que chaque bruit de clé dans la serrure me glace le sang.
Un jour, j’ai tenté d’en parler à Camille :
— Tu sais, ma chérie… Je me sens un peu… rejetée ici.
Elle a soupiré :
— Maman, c’est compliqué avec Julien en ce moment. Il est stressé par son travail…
— Mais pourquoi dois-je partir dès qu’il arrive ?
Elle a baissé les yeux :
— Il dit qu’il a besoin de calme en rentrant…
J’ai voulu lui dire que moi aussi j’avais besoin d’elle. Que depuis la mort de son père, elle était tout ce qui me restait. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.
Parfois, je croise Julien dans l’ascenseur ou sur le palier. Il détourne les yeux ou marmonne un « bonjour » à peine audible. Ma petite-fille, Lucie, ne comprend pas pourquoi sa mamie doit partir si vite. « Tu restes dormir ce soir ? » demande-t-elle avec espoir. Je caresse ses cheveux blonds et j’invente une excuse : « Mamie doit nourrir son chat… » Mais mon appartement est vide depuis longtemps.
La solitude me pèse chaque soir un peu plus. Je regarde les photos de famille sur mon buffet : Camille enfant sur mes genoux, Lucie bébé dans mes bras… Où est passée cette tendresse ? Pourquoi ai-je l’impression d’être devenue un fardeau ?
Un matin, alors que j’arrivais plus tôt que d’habitude pour aider Camille avant l’école, j’ai surpris Julien au téléphone dans le salon :
— Non mais tu comprends pas… Sa mère est toujours là ! J’en peux plus !
Il a raccroché brusquement en m’apercevant. Son regard était dur.
Ce jour-là, j’ai pris une décision : je n’irais plus chez eux sans y être invitée explicitement par Camille. J’ai attendu qu’elle m’appelle. Les jours ont passé. Une semaine entière sans nouvelles. Puis deux.
Quand enfin elle m’a appelée, sa voix était brisée :
— Maman… Est-ce que tu peux venir chercher Lucie à l’école ?
J’ai accouru sans poser de questions. En arrivant chez elle, j’ai trouvé Camille en larmes sur le canapé.
— Julien est parti… Il a dit qu’il avait besoin de réfléchir…
Je l’ai prise dans mes bras comme quand elle était petite.
Les semaines suivantes ont été difficiles. Camille oscillait entre colère et tristesse. Lucie posait des questions auxquelles personne ne savait répondre.
Un soir, alors que nous dînions toutes les trois autour d’un plat de pâtes improvisé, Camille a murmuré :
— Tu sais Maman… J’aurais dû te défendre plus tôt.
J’ai serré sa main dans la mienne.
— Ce n’est pas ta faute…
Mais au fond de moi, une question me rongeait : ai-je été trop présente ? Ou bien n’a-t-il jamais voulu faire partie de notre famille ?
Aujourd’hui encore, alors que la vie reprend doucement son cours et que Julien n’a toujours pas donné signe de vie, je me demande : faut-il s’effacer pour laisser vivre ses enfants ou se battre pour garder sa place auprès d’eux ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour ne pas perdre ceux que vous aimez ?