Quand l’amour vacille : Mon mari, sa mère, et moi

— Tu ne comprends pas, Claire ! Je ne peux pas la laisser seule, pas maintenant !

La voix de Thomas résonne encore dans le couloir étroit de l’appartement de sa mère, à Lyon. Je serre la poignée de ma valise, les jointures blanchies par la colère et la peur. Nous avions tout prévu : notre déménagement, notre nouveau départ dans ce petit deux-pièces du 7ème arrondissement. Mais ce soir, tout s’effondre. Il reste. Il ne partira pas avec moi.

Je me revois, quelques heures plus tôt, pleine d’espoir, rangeant nos affaires dans des cartons étiquetés « cuisine », « salle de bain », « souvenirs ». J’avais même acheté une bouteille de vin pour fêter notre première nuit dans notre nouveau chez-nous. Mais sa mère, Madame Dubois, est tombée dans le salon, une chute sans gravité mais qui a suffi à raviver toutes ses angoisses. Thomas s’est précipité auprès d’elle, oubliant ma main tendue, oubliant nos projets.

— Elle n’a personne d’autre que moi, tu sais bien…

Je le regarde, debout entre sa mère et moi, comme un enfant pris en faute. J’ai envie de hurler : « Et moi ? Je compte pour qui ? » Mais je ravale mes mots. Depuis des années, je me bats contre cette ombre maternelle qui plane sur notre couple. Madame Dubois est partout : dans nos discussions, nos disputes, nos silences. Elle appelle Thomas trois fois par jour, lui demande son avis sur tout, même sur la couleur de ses rideaux.

Je me souviens du jour où il m’a présenté à elle. Elle m’a regardée comme une intruse, un obstacle à son bonheur. « Vous aimez cuisiner ? » m’a-t-elle demandé d’un ton sec. J’ai souri poliment, mais j’ai compris tout de suite que je n’aurais jamais ma place.

Ce soir-là, je dors seule dans notre futur appartement. Les murs résonnent du vide et de mes sanglots étouffés. Je relis nos messages sur mon téléphone : « On sera enfin chez nous », « J’ai hâte de commencer cette nouvelle vie avec toi ». Des promesses envolées.

Le lendemain matin, il arrive les yeux cernés. Il pose un sac sur le sol.

— Je suis désolé… Maman a fait une crise d’angoisse toute la nuit. Je ne pouvais pas la laisser.

— Et moi ? Tu peux me laisser ?

Il baisse les yeux. Silence. Je sens la colère monter en moi comme une vague noire.

— Thomas, ça fait des années que tu choisis ta mère avant moi. J’en peux plus !

Il tente de me prendre la main mais je recule.

— Tu ne comprends pas… Elle est fragile depuis la mort de papa. Elle n’a que moi…

— Et moi alors ? Je suis ta femme ! On devait construire quelque chose ensemble !

Il soupire, s’assoit sur le canapé et se prend la tête entre les mains.

— Je t’aime Claire… Mais je ne peux pas l’abandonner.

Les jours passent. Il fait des allers-retours entre chez sa mère et notre appartement. Je vis seule la plupart du temps. Les voisins me regardent avec pitié quand ils me croisent dans l’ascenseur. Ma mère m’appelle tous les soirs :

— Tu ne vas pas tenir comme ça, ma chérie. Un homme doit savoir couper le cordon…

Mais Thomas n’y arrive pas. Il annule nos sorties, oublie nos rendez-vous. À Noël, il choisit de dîner chez sa mère plutôt qu’avec ma famille. Je me sens invisible.

Un soir d’hiver, alors que je rentre du travail sous la pluie battante, je trouve Madame Dubois assise dans MON salon.

— Thomas est allé chercher des médicaments pour moi…

Elle me regarde avec ce même air méfiant.

— Vous savez, Claire… Mon fils a toujours été très sensible. Il a besoin d’être rassuré.

Je serre les dents.

— Moi aussi.

Elle détourne les yeux. Quand Thomas rentre, il me trouve en larmes dans la cuisine.

— Je n’en peux plus ! Ce n’est pas ça que je voulais pour nous !

Il me prend dans ses bras mais son regard est ailleurs.

Les mois passent et rien ne change. Je commence à douter de moi-même : suis-je égoïste ? Devrais-je accepter cette situation ? Autour de moi, mes amies me disent toutes la même chose :

— Tu dois poser un ultimatum.

Mais j’ai peur de le perdre. Peur d’être seule. Peur qu’il choisisse toujours sa mère plutôt que moi.

Un soir de juin, alors que le soleil se couche sur les toits de Lyon, je prends une décision. J’attends Thomas avec une lettre posée sur la table du salon.

— Thomas… Il faut qu’on parle.

Il s’assoit en face de moi, le visage fermé.

— Je t’aime… Mais je ne peux plus vivre comme ça. J’ai besoin d’un mari, pas d’un fils dévoué à sa mère avant tout.

Il ne dit rien. Les larmes coulent sur ses joues silencieusement.

— Je ne te demande pas de l’abandonner… Mais de choisir notre couple aussi. De grandir avec moi.

Il hoche la tête mais je sens qu’il vacille.

Cette nuit-là, il dort chez sa mère. Le lendemain matin, il m’envoie un message : « Je suis désolé… »

Je comprends alors que je dois penser à moi. Que parfois, aimer quelqu’un ne suffit pas si l’autre n’est pas prêt à couper le cordon.

Aujourd’hui encore, je me demande : combien de femmes vivent cette situation en silence ? Combien acceptent d’être reléguées au second plan ? Est-ce vraiment ça l’amour ? Ou bien est-ce juste une illusion à laquelle on s’accroche par peur du vide ?