L’ombre au bout du village – l’histoire de Claire, recluse de la maison oubliée
— Tu n’es pas d’ici, hein ?
La voix de Madame Lefèvre, cassante comme une branche morte, résonne encore dans mon dos alors que je pose mes cartons dans l’entrée glaciale. Je ne réponds pas. À quoi bon ? Je sens déjà le regard des voisins, lourd, collant, comme une pluie d’automne qui s’infiltre partout. Je suis Claire, 37 ans, et je viens de m’installer dans la vieille maison des Martin, celle qui pourrit au bout du chemin depuis la mort du patriarche. Personne n’en voulait. Moi, j’avais besoin d’un endroit où disparaître.
Le soir même, alors que je tente d’allumer le vieux poêle à bois, j’entends des voix dehors. Des rires étouffés, des chuchotements. Je me fige. Depuis combien de temps n’ai-je pas eu peur du noir ? Je me force à sourire en pensant à ma mère : « Claire, tu as toujours eu trop d’imagination. » Mais ce n’est pas mon imagination qui a fait fuir mon mari, ni celle qui a brisé ma famille.
Le lendemain, au marché du village, je sens les regards se détourner. Les conversations s’arrêtent à mon passage. J’achète du pain chez Monsieur Dubois. Il me tend la baguette sans un mot. Derrière moi, une femme murmure : « C’est la fille du docteur ? Non… elle vient de Paris, je crois. »
Je rentre chez moi avec le sentiment d’être une intruse dans ma propre vie. La maison grince sous mes pas. Je découvre dans le grenier des lettres jaunies, des photos en noir et blanc : une famille souriante devant la même porte que je viens de franchir. Où sont-ils tous passés ?
Un soir, alors que la pluie martèle les vitres, quelqu’un frappe à la porte. J’hésite avant d’ouvrir. C’est Lucien, le fils Lefèvre, la trentaine, les yeux clairs et fatigués.
— Je peux entrer ?
Je hoche la tête. Il s’assoit maladroitement sur une chaise branlante.
— Ma mère dit que vous êtes venue oublier quelque chose ici…
Je ris nerveusement.
— On ne vient jamais oublier. On vient parce qu’on n’a plus d’endroit où aller.
Il me regarde longtemps sans rien dire. Puis il se lève et part sans un mot.
Les jours passent. Je repeins les murs, je nettoie le jardin envahi par les ronces. Parfois, Lucien m’aide en silence. Il ne pose pas de questions. Un soir, il m’invite à dîner chez lui. Sa mère me fixe comme si j’étais un fantôme.
— Vous savez cuisiner le coq au vin ? demande-t-elle sèchement.
— Non… mais j’aimerais apprendre.
Elle hausse les épaules mais me tend un tablier. Pendant que nous épluchons les légumes, elle finit par lâcher :
— Ici, on n’aime pas les secrets.
Je baisse les yeux. Si elle savait…
La vérité, c’est que j’ai fui Paris après avoir tout perdu : mon travail d’infirmière à l’hôpital Saint-Antoine, mon mari Paul qui n’a pas supporté la mort de notre fille Camille, et ma propre capacité à me regarder dans un miroir sans pleurer.
Un matin d’hiver, je trouve sur ma porte un mot griffonné : « Va-t’en ! » Mon cœur se serre. Je voudrais partir mais je n’ai nulle part où aller. Je m’accroche à cette maison comme à une bouée.
Lucien devient mon seul ami. Il m’emmène voir la rivière gelée, il m’apprend à tailler les arbres fruitiers. Un soir, il ose enfin demander :
— Pourquoi es-tu venue ici ?
Je sens les larmes monter.
— Parce que je ne savais plus qui j’étais ailleurs.
Il pose sa main sur la mienne.
— Ici non plus tu ne sais pas… mais tu peux apprendre.
Peu à peu, certains voisins m’adressent un sourire timide. Madame Lefèvre m’apporte des œufs frais un matin :
— Pour la tarte aux pommes… si tu sais la faire.
Je ris pour la première fois depuis des mois.
Mais tout bascule le jour où Paul débarque sans prévenir. Il est debout devant la maison, trempé par la pluie.
— Claire… rentre avec moi. On peut recommencer.
Je sens tout mon corps se tendre. Derrière lui, Lucien observe la scène sans un mot.
— Je ne peux pas… Je ne veux plus fuir ce que je ressens ici.
Paul baisse les yeux et s’en va sous la pluie battante.
Cette nuit-là, je rêve de Camille pour la première fois depuis longtemps. Elle court dans le jardin envahi de fleurs sauvages et rit aux éclats.
Au matin, je comprends que je ne serai jamais vraiment d’ici, mais que j’ai le droit d’exister malgré tout. J’ouvre grand les volets sur le soleil timide de mars et respire enfin à pleins poumons.
Parfois je me demande : combien de temps faut-il pour cesser d’être une étrangère ? Peut-on vraiment se pardonner un jour ? Qu’en pensez-vous ?