Entre Deux Amours : Quand Mamie Préfère

« Pourquoi tu ne viens jamais chercher Chloé à l’école, Mamie ? » La voix de ma fille résonne dans le couloir, fragile, presque cassée. Je me fige dans la cuisine, la main tremblante sur la poignée de la bouilloire. Mon cœur se serre. Encore une fois, c’est Paul, mon fils aîné, qui a eu droit à la sortie d’école avec sa grand-mère, le goûter au parc, les rires complices. Chloé, elle, n’a eu que mon regard désolé et mes bras pour la consoler.

Je m’appelle Camille. J’ai trente-sept ans, je vis à Nantes avec mon mari Julien et nos deux enfants. Ma belle-mère, Françoise, fait partie de notre vie depuis toujours. Elle habite à dix minutes de chez nous, elle a toujours été présente… du moins pour Paul. Depuis la naissance de Chloé il y a six ans, quelque chose s’est brisé. Je croyais que l’amour d’une grand-mère était inconditionnel. Je me trompais.

« Mamie est fatiguée, ma chérie. Elle ne peut pas toujours venir… » Je mens à Chloé, encore une fois. Mais comment lui expliquer ce que moi-même je ne comprends pas ? Pourquoi Françoise déborde-t-elle d’énergie pour Paul – sorties au cinéma, weekends chez elle, cadeaux inattendus – alors qu’elle trouve toujours une excuse pour éviter Chloé ?

Un soir d’automne, alors que Julien rentre tard du travail, je craque. Je le trouve dans la cuisine, en train de grignoter un morceau de fromage.

— Tu trouves ça normal, toi ?
— Quoi donc ?
— Que ta mère fasse tout pour Paul et rien pour Chloé ? Tu ne vois pas comme elle souffre ?

Julien soupire. Il détourne les yeux.

— Tu exagères… Maman aime Chloé aussi.
— Alors pourquoi elle ne le montre jamais ?

Le silence s’installe. Je sens la colère monter en moi. J’ai envie de hurler, de tout casser. Mais je me retiens. Pour les enfants.

Les semaines passent. Les différences s’accentuent. À Noël, Françoise offre à Paul un vélo flambant neuf et à Chloé… un livre de coloriage. Chloé sourit poliment mais je vois ses yeux se remplir de larmes quand elle croit que personne ne regarde.

Je décide d’en parler à Françoise. Un dimanche après-midi, alors que les enfants jouent dans le jardin, je la retrouve seule dans le salon.

— Françoise… Est-ce que je peux te parler ?
— Bien sûr, Camille.

Je prends une grande inspiration.

— Je voulais te dire… Chloé ressent que tu es plus proche de Paul. Elle en souffre beaucoup. Est-ce que tu pourrais essayer de passer un peu plus de temps avec elle ?

Françoise me regarde longuement. Son visage se ferme.

— Tu sais bien que ce n’est pas vrai… J’aime mes deux petits-enfants pareillement ! Mais Paul est plus facile, il vient vers moi… Chloé est plus réservée.
— Peut-être parce qu’elle sent que tu ne fais pas d’efforts avec elle ?

Elle se lève brusquement.

— Tu m’accuses de quoi exactement ? De ne pas aimer ta fille ?
— Non… Je veux juste qu’elle ait sa place aussi.

Françoise quitte la pièce sans un mot de plus. Je reste seule avec ma culpabilité et ma tristesse.

Les jours suivants sont tendus. Julien évite le sujet. Paul ne comprend pas pourquoi sa sœur boude sa grand-mère. Chloé s’enferme dans le silence.

Un soir, alors que je borde Chloé dans son lit, elle me murmure :

— Maman… Est-ce que Mamie m’aime moins parce que je suis une fille ?

Je sens mon cœur se briser en mille morceaux.

— Non, ma chérie… Ce n’est pas ça…

Mais comment lui expliquer ce qui n’a pas de sens ?

Je commence à douter de moi-même. Ai-je mal interprété les gestes de Françoise ? Suis-je trop sensible ? Ou bien est-ce une vieille histoire qui se répète – celle des préférences familiales qui se transmettent sans qu’on s’en rende compte ?

Un samedi matin, alors que je fais les courses au marché Talensac, je croise Hélène, une amie d’enfance.

— Tu as l’air fatiguée, Camille…
— C’est compliqué avec ma belle-mère… Elle préfère Paul à Chloé et ça me rend folle.

Hélène soupire.

— Tu sais… Ma mère faisait pareil avec mon frère. J’ai mis des années à m’en remettre. Parle à ta fille. Dis-lui qu’elle est unique et précieuse. Et si ta belle-mère ne change pas… protège Chloé du mieux que tu peux.

Ses mots résonnent en moi toute la journée.

Je décide alors de changer les choses à mon niveau. J’organise des moments rien qu’avec Chloé : sorties au musée d’histoire naturelle, ateliers pâtisserie à la maison, balades sur l’île de Versailles. Je lui répète chaque jour combien elle compte pour moi.

Mais la blessure reste là. Invisible mais profonde.

Un dimanche après-midi, alors que nous sommes tous réunis chez Françoise pour fêter l’anniversaire de Paul, je surprends une conversation entre ma belle-mère et une amie à elle :

— Paul me rappelle tellement mon défunt mari… Il a ce même regard malicieux…

Tout s’éclaire soudainement. Paul est le portrait craché du grand-père disparu trop tôt ; Chloé ressemble davantage à ma famille à moi. Est-ce pour cela que Françoise s’attache plus à lui ?

Je rentre chez moi ce soir-là avec un mélange de tristesse et de compréhension nouvelle. Je réalise que parfois les blessures des adultes rejaillissent sur les enfants sans qu’on le veuille vraiment.

Mais cela n’excuse rien.

Aujourd’hui encore, j’essaie de trouver l’équilibre : protéger mes enfants sans rompre les liens familiaux ; parler sans accuser ; aimer sans conditionner.

Est-ce qu’on peut vraiment changer le cœur des gens ? Ou faut-il simplement apprendre à panser les blessures et avancer malgré tout ?