Ce que pensaient nos voisins : Une histoire d’amour, de préjugés et d’un mur
— Tu as vu ce qu’ils font, Claire ? Ils construisent un mur bien plus haut que le règlement ne l’autorise !
La voix de Madame Lefèvre, ma voisine d’en face, résonne dans la cuisine alors que je verse le café du matin. Je la vois, silhouette droite derrière sa fenêtre, jumelles à la main, surveillant chaque mouvement de notre chantier. Je soupire, fatiguée avant même que la journée ne commence.
Paul entre, essuyant ses mains pleines de plâtre sur son vieux jean. « Laisse tomber, Claire. Les gens parleront toujours. » Mais je sens la tension dans sa voix, la même inquiétude qui me ronge depuis des semaines. Depuis que nous avons décidé d’agrandir la maison pour offrir une chambre à chacun de nos enfants, tout le quartier semble s’être donné pour mission de commenter nos moindres faits et gestes.
— Tu crois qu’ils ont raison ? Que c’est trop ?
Paul me regarde, ses yeux fatigués mais doux. « On fait ça pour nos enfants, pas pour eux. »
Mais ce n’est pas si simple. Ici, à Saint-Julien-sur-Saône, tout le monde se connaît depuis toujours. Les histoires circulent plus vite que le vent sur les vignes. Et depuis que notre fille Lucie a commencé à jouer tous les soirs avec Thomas, le fils des voisins Martin, les ragots vont bon train.
Un soir d’été, alors que je range la terrasse, j’entends des éclats de voix du jardin d’à côté.
— Tu sais bien pourquoi ils agrandissent ! souffle Madame Martin à son mari. Ils préparent la maison pour Lucie et Thomas. Ils veulent marier leurs enfants !
Je reste figée, le cœur battant. Est-ce vraiment ce que pensent les gens ? Que nous bâtissons notre avenir sur des alliances arrangées ?
Le lendemain matin, Lucie rentre en larmes.
— Maman, pourquoi Madame Lefèvre a dit à Thomas qu’il devait m’épouser ? Je ne veux pas me marier !
Je la serre contre moi, furieuse contre cette intrusion dans notre intimité. Paul arrive à son tour, visiblement contrarié.
— Il faut qu’on parle aux voisins. Ça ne peut plus durer.
Mais comment affronter des décennies de commérages et de préjugés ?
Le dimanche suivant, nous invitons les Martin à prendre l’apéritif. L’ambiance est tendue. Monsieur Martin évite mon regard, Madame Martin tripote nerveusement son alliance.
— Écoutez, commence Paul d’une voix ferme mais posée, il faut qu’on mette les choses au clair. Nous agrandissons la maison parce que nous avons deux enfants qui grandissent. Rien d’autre.
Un silence gênant s’installe. Puis Madame Martin éclate :
— Mais tout le monde dit… Vous savez bien comment ça se passe ici ! On a tous grandi ensemble. On sait ce que c’est que de vouloir protéger ses enfants…
Je sens la colère monter.
— Protéger ses enfants ? En leur imposant des histoires qui ne leur appartiennent pas ? Lucie et Thomas sont amis, c’est tout !
Paul pose sa main sur la mienne. Je sens qu’il lutte lui aussi contre l’envie de crier.
La discussion tourne court. Les Martin repartent précipitamment, laissant derrière eux un malaise épais comme la brume du matin sur la Saône.
Les jours suivants, les regards se font plus lourds dans la rue. Les conversations s’arrêtent quand je passe devant la boulangerie. Même mes parents me téléphonent pour me demander si « tout va bien avec les voisins ».
Un soir, alors que je borde Lucie dans son lit, elle me demande :
— Pourquoi les gens inventent des histoires sur nous ?
Je n’ai pas de réponse. Je repense à mon enfance, aux conseils de ma mère : « Ne t’attache pas trop aux garçons, Claire. La vie est pleine de surprises. » Mais personne ne m’avait préparée à cette forme de violence silencieuse : celle des regards qui jugent et des mots qui blessent sans bruit.
Un matin d’automne, je surprends une conversation entre Paul et mon père sur le chantier.
— Tu sais, Paul, dans le village on n’aime pas trop ceux qui sortent du rang…
Paul répond calmement :
— On ne sort pas du rang. On essaie juste d’être heureux.
Cette phrase me bouleverse. Depuis quand faut-il se justifier d’aimer et de vouloir offrir le meilleur à ses enfants ?
Mais le pire reste à venir. Un soir, en rentrant du travail, je trouve une lettre anonyme glissée sous notre porte :
« On sait ce que vous préparez. Faites attention à vos enfants. »
Je tremble en lisant ces mots. Paul serre les poings de rage.
— Ça suffit ! On va porter plainte.
Mais à la gendarmerie, on nous conseille d’ignorer « les jalousies du village ». Je me sens seule contre tous.
Les semaines passent. Le mur est terminé. Mais il ne sépare pas seulement notre jardin de celui des voisins : il symbolise désormais tout ce qui nous éloigne des autres.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombe doucement sur les toits du village, Paul me prend dans ses bras.
— On a fait ce qu’il fallait pour notre famille. Le reste… on ne peut pas le contrôler.
Je regarde par la fenêtre le mur blanc sous la lune et je me demande : est-ce vraiment possible d’être heureux quand tout un village vous juge ? Peut-on aimer librement sans être prisonnier du regard des autres ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?