Assez, c’est assez : Le jour où j’ai dit non à ma fille
« Maman, tu peux garder les enfants ce week-end ? On a besoin de souffler avec Paul. »
La voix de Claire résonne dans le combiné, pressée, presque automatique. Je regarde l’horloge : il est 20h30, un jeudi soir. J’ai déjà les mains dans la vaisselle, le dos douloureux après une journée passée à courir entre la boulangerie et la pharmacie. Je ferme les yeux. Encore ?
Je m’appelle Françoise, j’ai soixante-huit ans, et depuis la naissance de mes petits-enfants, je suis devenue la nounou officielle de la famille. Au début, c’était un bonheur. Voir les joues rondes de Lucie s’illuminer quand elle me saute dans les bras, entendre les rires de Théo résonner dans le salon… Mais peu à peu, cette joie s’est transformée en routine. Les demandes se sont multipliées : un mercredi par-ci, un samedi soir par-là, puis des vacances entières. Je n’osais jamais dire non.
« Bien sûr, Claire. » Ma voix tremble à peine. Elle ne remarque rien.
Paul, mon mari, me regarde par-dessus ses lunettes. Il ne dit rien, mais je sens sa lassitude. Lui aussi aimerait qu’on parte un week-end à Honfleur ou qu’on s’offre une soirée au théâtre. Mais il se tait, comme moi.
Le vendredi soir, Lucie et Théo débarquent avec leurs sacs à dos et leurs peluches. Claire me fait la bise à la volée : « Merci maman, t’es un amour ! » Elle file déjà vers la voiture où Paul l’attend moteur allumé. Je reste sur le pas de la porte avec deux enfants surexcités et un mari résigné.
Le samedi matin, alors que Théo renverse son bol de chocolat sur la nappe et que Lucie réclame son dessin animé préféré en hurlant, je sens une colère sourde monter en moi. Je me surprends à crier : « Ça suffit ! » Les enfants me regardent, surpris. Je m’excuse aussitôt, honteuse.
Le soir venu, Paul s’approche de moi dans la cuisine :
— Tu ne trouves pas qu’on en fait trop ?
— Ce sont nos petits-enfants…
— Oui, mais on n’a plus de vie.
Ses mots me frappent comme une gifle. Je me rends compte que je n’ai pas vu mes amies depuis des mois, que je n’ai pas ouvert un livre depuis Noël. Ma vie tourne autour des enfants de ma fille.
Le dimanche soir, Claire revient chercher Lucie et Théo. Elle est bronzée, détendue.
— Merci maman ! On a passé un super week-end !
Je souris faiblement.
La semaine suivante, rebelote : « Maman, tu pourrais prendre les enfants mercredi ? J’ai une réunion importante… »
Cette fois, je prends une grande inspiration :
— Non Claire. Je ne peux pas.
Un silence glacial s’installe.
— Comment ça tu ne peux pas ?
— J’ai besoin de temps pour moi. Pour nous.
Elle soupire bruyamment :
— Franchement maman… Tu sais qu’on compte sur toi !
Je sens la culpabilité m’envahir. Mais Paul pose sa main sur la mienne et me soutient du regard.
Les jours suivants sont tendus. Claire ne m’appelle plus. Je culpabilise, je doute. Ai-je été égoïste ? Mais je découvre aussi le plaisir de marcher seule au parc, d’aller au cinéma avec Paul, de retrouver mes amies pour un café place de la République.
Un soir, Claire débarque sans prévenir. Elle est furieuse :
— Tu te rends compte que tu nous mets dans une galère ? On n’a personne d’autre !
Je sens les larmes monter.
— Claire… J’ai toujours été là pour toi. Mais j’ai aussi besoin d’exister en dehors de mon rôle de grand-mère.
Elle me regarde comme si elle ne me reconnaissait plus.
— Tu as changé.
— Non, j’apprends juste à dire non.
Elle claque la porte en partant. Je m’effondre sur le canapé. Paul me serre contre lui.
Les semaines passent. Peu à peu, Claire revient vers moi. Elle a trouvé une baby-sitter pour les mercredis après-midi. Elle m’invite à dîner chez elle un dimanche soir :
— Maman… Je crois que j’ai compris. J’étais injuste avec toi.
Je pleure dans ses bras.
Aujourd’hui, je vois mes petits-enfants moins souvent, mais chaque moment est précieux. J’ai retrouvé mon couple, mes passions, ma liberté.
Est-ce mal d’avoir posé des limites ? Peut-on aimer sans se sacrifier entièrement ? Qu’en pensez-vous ?