Ma belle-mère a tout emporté – même la bouilloire !

— Tu ne comprends donc jamais rien, Marie ! s’écria Lucienne, sa voix résonnant dans la cuisine vide. Je me tenais là, les bras ballants, fixant l’endroit où la bouilloire trônait encore hier. Il ne restait plus qu’une trace ronde sur le plan de travail. Même la bouilloire… Elle avait tout pris : les assiettes de mariage, le grille-pain, les rideaux cousus par ma mère. Tout ce qui faisait de cet appartement un foyer.

François, mon mari, était assis dans le salon, les yeux rivés sur son téléphone. Il n’osait pas lever la tête. Depuis des années, il se taisait devant sa mère. Lucienne avait toujours eu le dernier mot. Mais aujourd’hui, c’était trop. Je sentais la colère monter en moi, une colère froide et ancienne, celle qu’on garde pour survivre.

— Tu vas laisser faire ça ? ai-je demandé à François, la voix tremblante.

Il a haussé les épaules sans me regarder :
— Elle dit que c’est à elle… Que c’est elle qui nous a tout donné quand on s’est installés.

Je me suis sentie trahie. Oui, Lucienne nous avait aidés au début, mais c’était notre vie maintenant ! Notre appartement à la Croix-Rousse, nos souvenirs…

Lucienne est revenue du couloir avec un carton plein de mes livres de cuisine.
— Ceux-là aussi sont à moi. Je te les avais prêtés, Marie.

J’ai serré les poings. J’aurais voulu hurler. Mais j’ai pensé à Jeanne et Paul, nos enfants, qui jouaient dans leur chambre. Ils ne comprenaient pas pourquoi Mamie criait si fort depuis quelques jours.

Tout avait commencé après la mort de mon beau-père. Lucienne s’était retrouvée seule dans sa grande maison à Villeurbanne. Elle venait chez nous de plus en plus souvent, s’installant sur le canapé, critiquant tout : la façon dont je faisais la lessive, ce que je cuisinais, l’éducation des enfants. François ne disait rien. Il disait qu’elle était fragile, qu’il fallait être patient.

Mais la patience a des limites.

Un soir, alors que je rangeais la vaisselle (ce qu’il en restait), Jeanne est venue me voir :
— Maman, pourquoi Mamie dit que tu n’es pas gentille ?

J’ai senti mes yeux se remplir de larmes. J’ai pris ma fille dans mes bras.
— Ce n’est pas vrai, ma chérie. Parfois les adultes sont tristes et ils disent des choses qu’ils ne pensent pas.

Mais au fond de moi, je savais que Lucienne voulait me faire partir. Elle voulait François pour elle seule. Elle disait à qui voulait l’entendre que je n’étais pas « assez bien » pour son fils.

Un matin, j’ai trouvé mes vêtements jetés dans un sac poubelle devant la porte de notre chambre. Lucienne m’attendait dans le couloir.
— Tu devrais réfléchir à ce que tu fais ici, Marie. François mérite mieux.

Ce jour-là, j’ai craqué. J’ai appelé ma mère à Dijon.
— Maman, je ne peux plus… Je ne suis plus chez moi ici.

Elle a pris le premier train pour Lyon. Quand elle est arrivée, Lucienne a tenté de l’ignorer mais ma mère n’est pas du genre à se laisser faire.
— Madame, vous abusez de la gentillesse de ma fille !

François est resté silencieux pendant que nos mères se disputaient dans le salon. J’ai compris alors qu’il ne me défendrait jamais. J’étais seule face à Lucienne et à son emprise sur notre famille.

Le soir même, j’ai pris une décision. J’ai couché les enfants et je suis allée voir François.
— Je pars quelques jours avec Jeanne et Paul chez mes parents. J’ai besoin de réfléchir.

Il n’a rien dit. Il a juste hoché la tête.

Chez mes parents à Dijon, j’ai retrouvé un peu de paix. Ma mère m’a écoutée sans juger. Mon père m’a serrée fort contre lui.
— Tu es forte, Marie. Ne laisse personne te voler ta vie.

J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps cette nuit-là. Mais au matin, j’étais décidée : je ne retournerais pas vivre sous le joug de Lucienne.

J’ai appelé François :
— Je ne reviendrai que si ta mère part et si tu me soutiens enfin.

Il a hésité longtemps avant de répondre :
— Je vais lui parler…

Quelques jours plus tard, il m’a rappelée :
— Elle est partie chez ma sœur à Annecy. Reviens… S’il te plaît.

Je suis rentrée à Lyon avec les enfants. L’appartement était vide et triste sans toutes nos affaires disparues. Mais j’avais retrouvé quelque chose d’essentiel : ma dignité.

Avec François, nous avons suivi une thérapie de couple. Il a compris peu à peu l’emprise de sa mère et a commencé à poser des limites.

Il a fallu des mois pour reconstruire notre foyer — racheter une bouilloire, retrouver des assiettes dépareillées aux puces du Canal, recoudre des rideaux avec Jeanne… Mais chaque objet retrouvé était une victoire sur Lucienne et sur mes propres peurs.

Aujourd’hui encore, il m’arrive d’avoir peur qu’elle revienne tout reprendre. Mais je sais maintenant que je peux dire non — pour moi, pour mes enfants.

Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à vivre sous l’ombre d’une belle-mère envahissante ? Et vous, jusqu’où iriez-vous pour protéger votre famille et votre liberté ?