La maison que je ne lèguerai pas – Le dernier choix d’une vie solitaire

« Tu ne vas quand même pas tout laisser à des inconnus, Françoise ? »

La voix de ma sœur, Monique, résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, fixant le jardin à travers la fenêtre embuée. Les hortensias que Jacques et moi avions plantés ensemble ploient sous la pluie de mars. Je me sens vieille, fatiguée, mais surtout trahie.

Soixante ans. Seule. Pas d’enfants, pas de petits-enfants qui courent dans les couloirs. Juste cette grande maison silencieuse à la sortie du village de Saint-Aubin, en Bourgogne. Une maison pleine de souvenirs, mais vide de chaleur humaine.

Monique n’est pas venue pour prendre de mes nouvelles. Elle n’a jamais été très proche de moi, sauf depuis que Jacques est parti et que la question de l’héritage s’est posée. Elle et mon neveu, Julien, se sont mis en tête que tout leur reviendrait naturellement. Mais ils ne voient pas les fissures dans les murs, ni la solitude qui s’infiltre chaque soir par les fenêtres mal isolées.

« Tu sais bien que c’est ce que Jacques aurait voulu », insiste-t-elle, la voix faussement douce. Je me retiens de lui répondre que Jacques n’aurait jamais voulu voir sa femme traitée comme une vieille vache à abattre pour sa viande.

Après son départ, j’ai cru sombrer. Les jours se sont enchaînés, gris et identiques. J’ai essayé d’appeler Monique, mais elle était toujours trop occupée. Julien ne venait que pour bricoler deux ou trois trucs, repartant avec des outils ou une bouteille de vin de la cave.

Un soir d’hiver, alors que le vent hurlait contre les volets, j’ai compris : je n’étais plus qu’un portefeuille sur pattes pour eux. Ils attendaient ma mort comme on attend la fin d’un film ennuyeux.

J’ai commencé à écrire. Des lettres à Jacques, des pages entières de souvenirs et de regrets. J’ai relu notre acte de propriété, nos photos jaunies, nos promesses griffonnées au dos d’une carte postale de la Côte d’Azur. Et puis j’ai pris une décision.

Je ne laisserai pas cette maison à ceux qui n’y voient qu’un tas de pierres et un compte en banque.

Le lendemain, je suis allée voir Maître Lefèvre, le notaire du village. Il m’a accueillie avec un sourire triste : « Vous savez, Françoise, vous pouvez faire ce que vous voulez de votre maison. »

J’ai réfléchi longtemps. J’ai pensé à donner la maison à une association pour femmes battues. Ou peut-être à la mairie pour en faire une bibliothèque ou une maison des jeunes. Quelque chose qui aurait du sens. Quelque chose qui survivrait à ma solitude.

Mais Monique n’a pas lâché prise. Elle est revenue avec Julien, un dimanche matin, sans prévenir. Ils ont fait le tour du propriétaire comme des vautours :

— Tu devrais vendre avant que tout tombe en ruine, a lancé Julien en tapotant le mur du salon.
— Et puis tu pourrais venir vivre chez moi, a ajouté Monique avec un sourire forcé.

Je les ai regardés tous les deux et j’ai senti une colère froide monter en moi.

— Vous n’avez jamais aimé cette maison ! Vous n’avez jamais aimé Jacques !

Le silence est tombé comme une chape de plomb. Julien a haussé les épaules et Monique a détourné le regard.

Après leur départ, j’ai pleuré longtemps. Pas pour eux, mais pour moi. Pour tout ce que j’avais perdu : l’amour, la famille, l’illusion d’être importante pour quelqu’un.

Les semaines ont passé. J’ai invité Lucie, la jeune infirmière du village qui venait parfois m’aider pour mes courses. Elle m’a parlé de son rêve d’ouvrir une petite crèche pour les enfants des agriculteurs du coin.

— Mais il n’y a pas de locaux…

Je l’ai regardée et j’ai senti mon cœur se réchauffer un peu.

— Et si ma maison devenait ce lieu ?

Ses yeux se sont remplis de larmes. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu l’impression d’exister autrement qu’à travers mon testament.

J’ai tout organisé avec Maître Lefèvre. La maison serait léguée à Lucie et à son association sous condition qu’elle serve aux enfants du village.

Quand Monique l’a appris, elle a débarqué furieuse :

— Tu es folle ! Tu vas tout donner à une étrangère ? À une gamine ?

Je me suis levée face à elle :

— Non, Monique. Je donne ce que j’ai construit avec amour à ceux qui savent encore aimer.

Elle est partie sans un mot. Depuis ce jour, elle ne m’a plus appelée.

La maison résonne différemment maintenant. Il y a des rires d’enfants dans le jardin certains après-midis. Lucie passe me voir avec des gâteaux faits par les mamans du village.

Je me sens moins seule. J’ai choisi ma fin et donné un sens à ce qui me restait.

Parfois je me demande : pourquoi la famille devient-elle parfois notre pire ennemie ? Est-ce vraiment le sang qui fait les liens ou bien l’amour qu’on y met ? Qu’en pensez-vous ?