Entre le moteur et le berceau : Mon combat pour réunir ma famille
« Tu comprends, Lucie, on ne peut pas venir ce week-end. La DS a encore un souci de carburateur, et puis il y a la bourse d’échange à Chartres… »
La voix de ma mère résonne dans l’entrée, froide et lointaine. Je serre le combiné du téléphone, les yeux embués. Paul, mon petit garçon de trois ans, joue à mes pieds avec ses cubes en bois. Il lève vers moi un regard interrogateur, comme s’il sentait que quelque chose ne va pas.
« Mais maman, Paul demande après vous tous les jours… Il a même dessiné un dessin pour papi et mamie ! »
Un silence gênant s’installe. J’entends mon père marmonner au loin : « Dis-lui qu’on viendra la semaine prochaine… si la météo le permet. »
Je raccroche, la gorge nouée. Encore une fois, leur Citroën DS, cette vieille voiture qu’ils bichonnent depuis vingt ans, a eu raison de notre famille. Depuis la naissance de Paul, j’espérais tant que mes parents deviennent ces grands-parents complices, tendres et présents dont j’ai moi-même tant manqué enfant. Mais non. Toujours une excuse : une pièce à changer, une sortie au club des collectionneurs, une exposition de voitures anciennes…
Le soir venu, mon mari Julien rentre du travail. Je l’accueille avec un sourire forcé.
— Ils ne viendront pas ce week-end… encore la voiture.
Julien soupire :
— Tu sais, Lucie, il faut peut-être arrêter d’espérer. Ils ont fait leur choix.
Je m’effondre sur le canapé.
— Mais c’est Paul qui en souffre ! Il ne comprend pas pourquoi ses grands-parents ne veulent jamais le voir…
Julien me prend la main :
— Ce n’est pas contre lui. C’est leur façon d’être. Peut-être qu’ils ne savent pas comment s’y prendre avec un enfant.
Mais au fond de moi, je refuse d’accepter cette fatalité. J’ai grandi dans une maison où l’on parlait peu, où les émotions étaient cachées sous le tapis comme la poussière. Mon père passait ses week-ends dans le garage, ma mère tricotait devant la télé. Je m’étais promis que mon fils aurait une famille différente.
Le dimanche suivant, je décide de prendre les devants. J’habille Paul chaudement et nous partons à pied jusqu’à chez mes parents, à deux rues de là. En arrivant devant la maison, j’entends déjà le bruit du moteur dans le garage. Paul serre fort sa peluche contre lui.
Je frappe à la porte du garage. Mon père sursaute.
— Ah… Lucie ? Tu aurais pu prévenir…
Je souris timidement.
— On passait dans le coin… Paul voulait vous montrer son dessin.
Ma mère arrive, essuyant ses mains pleines de cambouis sur son tablier.
— Oh, bonjour mon chéri…
Elle embrasse Paul du bout des lèvres. Mon père regarde son dessin sans vraiment le voir.
— Tu veux voir la DS ? demande-t-il à Paul.
Paul hoche timidement la tête. Mon père soulève le capot avec fierté et commence à expliquer des choses incompréhensibles pour un enfant de trois ans. Paul s’ennuie vite et se réfugie dans mes bras.
Je sens la colère monter.
— Papa, tu pourrais au moins essayer de jouer avec lui ! Il n’a que trois ans…
Mon père hausse les épaules.
— Je ne sais pas comment faire avec les petits. Et puis il est trop jeune pour s’intéresser à la mécanique.
Ma mère intervient :
— Laisse ton père tranquille, Lucie. On n’a jamais été très famille, tu le sais bien.
Je sens les larmes me monter aux yeux.
— Mais vous pourriez essayer ! Pour lui… pour moi…
Un silence pesant s’installe. Paul me tire par la manche.
— On rentre à la maison ?
Sur le chemin du retour, je me sens vidée. Ai-je tort d’insister ? Est-ce moi qui idéalise une famille qui n’existera jamais ?
Les semaines passent et rien ne change. Mes parents m’appellent parfois pour raconter leurs sorties au volant de la DS : « On a fait un rallye jusqu’à Honfleur ! », « On a gagné un prix au concours d’élégance ! » Jamais un mot sur Paul, jamais une question sur ses progrès ou ses chagrins.
Un soir d’hiver, alors que Paul est malade et que je me sens épuisée, je craque et compose le numéro de ma mère.
— Maman… J’aurais besoin d’aide ce week-end. Paul est malade et Julien travaille tard…
Elle hésite.
— Oh ma chérie… Ce week-end on doit aller à Reims pour une exposition… Tu comprends ?
Non, je ne comprends pas. Je raccroche sans un mot.
Cette nuit-là, je pleure longtemps dans l’obscurité du salon. Je repense à mon enfance solitaire, à ces dimanches silencieux où j’aurais tant voulu que mes parents s’intéressent à moi autrement qu’à travers leurs passions ou leurs routines. Aujourd’hui, c’est mon fils qui hérite de cette indifférence.
Quelques jours plus tard, alors que je dépose Paul à la maternelle, je croise Madame Lefèvre, la directrice.
— Vous avez l’air fatiguée, Lucie… Tout va bien ?
Je fonds en larmes devant elle. Elle m’invite dans son bureau et m’écoute raconter mon histoire.
— Vous savez, Lucie… Beaucoup de grands-parents n’arrivent pas à trouver leur place dans cette nouvelle génération de familles. Parfois il faut accepter qu’ils ne seront jamais ceux qu’on espérait… Mais votre fils a déjà beaucoup : il a une maman qui se bat pour lui.
Ses mots me réconfortent un peu mais la blessure reste vive. Je décide alors d’arrêter de courir après l’impossible. J’organise des goûters avec les voisins, j’invite les copines de Paul à la maison. Petit à petit, je construis autour de lui une famille choisie, faite d’amitié et de tendresse partagée.
Mais certains soirs, en regardant les photos jaunies de mon enfance où mes parents sourient devant leur voiture rutilante, je me demande : Est-ce que j’ai eu raison d’abandonner ? Est-ce qu’on peut vraiment être heureux sans ses racines ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour préserver votre famille ?