Ce que nos voisins pensaient : Un mur entre nous
— Tu crois qu’ils nous regardent encore ?
La voix d’Antoine tremble à peine, mais je sens la tension dans ses épaules. Je serre sa main plus fort. De l’autre côté de la fenêtre, Madame Lefèvre arrose ses géraniums, mais ses yeux ne quittent pas notre porte. Depuis que nous avons emménagé ensemble dans cette petite maison de la rue des Tilleuls, à Nantes, chaque geste semble épié, chaque sourire analysé.
Je me souviens du premier soir. Nous avions à peine posé nos cartons que Monsieur Dubois, le voisin d’en face, est venu sonner. Il a regardé Antoine, puis moi, puis nos mains jointes. « Vous êtes… amis ? » a-t-il demandé, la voix hésitante. J’ai senti le rouge me monter aux joues. Antoine a répondu calmement : « Non, nous sommes ensemble. »
Le silence qui a suivi était plus lourd que n’importe quel meuble à porter.
Les jours suivants, les chuchotements ont commencé. Les rideaux qui se soulèvent discrètement, les conversations qui s’arrêtent quand nous passons. Même à la boulangerie, Madame Martin m’a lancé un sourire pincé : « Alors, c’est vous les nouveaux… »
Au début, je me suis dit que ça passerait. Que les gens s’habitueraient à voir deux hommes vivre ensemble, à rire dans leur jardin, à recevoir des amis le samedi soir. Mais la rumeur s’est propagée plus vite que le parfum du pain chaud dans la rue.
Un matin, alors que je sortais les poubelles, j’ai surpris une conversation entre deux voisines :
— Tu sais ce qu’on dit sur eux ?
— Oui… Il paraît que la famille d’Antoine ne veut plus lui parler.
— C’est triste… Mais bon, il fallait s’y attendre.
Je suis rentré chez nous, le cœur serré. Antoine m’a vu et a compris tout de suite. Il a posé sa main sur ma joue :
— On n’a rien fait de mal, Paul.
Mais parfois, l’amour ne suffit pas à faire taire les mauvaises langues.
Quelques semaines plus tard, ma mère est venue dîner. Elle n’était jamais venue chez moi depuis mon coming out. Elle a regardé autour d’elle, mal à l’aise.
— Tu sais, Paul… Ton père n’a pas voulu venir. Il dit qu’il ne comprend pas.
J’ai senti la colère monter en moi. Pourquoi fallait-il toujours se justifier ? Pourquoi l’amour devait-il être un combat ?
Le soir même, alors qu’Antoine et moi étions assis sur le canapé, il a murmuré :
— Peut-être qu’on devrait partir d’ici… Trouver un endroit où on sera tranquilles.
Mais je refusais de céder. Cette maison était la nôtre. Ce quartier aussi.
C’est alors que tout a basculé.
Un matin d’automne, une lettre anonyme est arrivée. « On ne veut pas de gens comme vous ici. » Pas de signature. Juste ces mots froids et tranchants comme une lame.
Antoine a voulu la jeter tout de suite. Moi, je l’ai gardée. Comme une preuve que la haine peut se cacher derrière n’importe quelle porte.
Les semaines suivantes ont été un enfer. Des tags sur notre portail : « Anormaux ». Des œufs lancés contre nos fenêtres la nuit. La police est venue, a pris notre plainte, mais rien n’a changé.
Un soir, alors que je rentrais du travail, j’ai trouvé Antoine assis sur les marches du perron, la tête dans les mains.
— Je n’en peux plus, Paul… Je ne dors plus. Je fais des cauchemars toutes les nuits. Et si c’était de ma faute ? Si j’avais mieux caché qui j’étais…
Je me suis agenouillé devant lui.
— Ce n’est pas ta faute. Ce n’est pas la mienne non plus. C’est eux qui ont un problème.
Mais au fond de moi, je doutais. Et si nous étions responsables du malheur de nos familles ? De la colère de nos voisins ?
Un dimanche matin, alors que nous prenions le petit-déjeuner dans le jardin, ma sœur Camille est arrivée sans prévenir. Elle avait les yeux rouges.
— Maman est à l’hôpital… Elle a fait un malaise.
Je suis parti en courant. À l’hôpital, mon père m’a regardé comme si j’étais un étranger.
— Tu vois ce que tu lui fais subir ?
J’ai eu envie de hurler. Mais j’ai juste baissé la tête.
Les jours suivants ont été flous. Entre l’hôpital et la maison vide sans Antoine (il était parti chez sa sœur pour souffler), j’ai eu le temps de réfléchir à tout ce que nous avions perdu pour être simplement nous-mêmes.
Un soir, alors que je rentrais chez moi, j’ai trouvé un bouquet de fleurs devant la porte. Un mot était glissé entre les tiges : « Courage. » Pas de signature non plus. Mais cette fois-ci, c’était un geste d’espoir.
Petit à petit, quelques voisins sont venus vers nous. Madame Lefèvre a apporté une tarte aux pommes. Monsieur Dubois a proposé son aide pour repeindre le portail abîmé par les tags.
Ce n’était pas grand-chose. Mais c’était un début.
Aujourd’hui encore, il y a des regards en coin et des mots qui blessent parfois. Mais il y a aussi des sourires sincères et des mains tendues.
Je me demande souvent : est-ce que l’amour peut vraiment triompher des préjugés ? Ou sommes-nous condamnés à vivre derrière des murs invisibles ? Qu’en pensez-vous ?