À quatre heures du matin sur la place de la République : Histoire d’une éboueuse parisienne
« Tu n’as pas honte, Lucie ? » La voix de ma mère résonne encore dans ma tête alors que je pousse mon chariot vert sous les lampadaires blafards de la place de la République. Il est quatre heures du matin, Paris dort encore, mais moi, je suis déjà debout, armée de mon balai et de mes gants usés. Le froid me mord les joues, mais ce n’est rien comparé à la morsure des mots que j’ai entendus la veille au dîner.
« Tu pourrais faire autre chose, tu sais. » Mon frère Paul, toujours tiré à quatre épingles, m’a lancé ce regard condescendant qui me donne envie de disparaître. « Tu gâches ton diplôme pour ramasser les ordures ? »
Je serre les dents. Ce diplôme de lettres modernes, je l’ai eu avec mention. Mais à quoi bon, quand les CDI se font rares et que le loyer du studio grimpe chaque année ? J’ai accepté ce poste à la mairie parce qu’il fallait bien vivre, parce que je voulais être indépendante. Mais pour ma famille, c’est une honte. Une trahison.
Je balaie les mégots devant le café Le Progrès. Les serveurs me regardent à peine. Parfois, un client ivre me lance un « bon courage » en passant, mais la plupart détournent les yeux. Je suis invisible. Pourtant, sans moi, Paris serait une poubelle à ciel ouvert.
Un matin, alors que je ramasse des canettes écrasées près du kiosque à journaux, une femme élégante s’arrête devant moi. Elle me fixe longuement avant de lâcher : « Vous faites un travail ingrat… Mais nécessaire. Merci. » Je reste sans voix. C’est la première fois qu’on me remercie sincèrement.
Mais ces moments sont rares. La plupart du temps, je dois affronter les regards dédaigneux, les insultes à peine voilées. « T’as pas trouvé mieux ? » m’a lancé un adolescent en riant avec ses copains. J’ai voulu lui répondre que non, que ce travail est utile, que je contribue à la beauté de cette ville qu’ils aiment tant photographier pour Instagram. Mais à quoi bon ?
À la maison, c’est pire. Ma mère refuse d’en parler à ses amies. « Dis-leur que tu travailles à la mairie, mais ne précise pas… » Mon père ne dit rien, mais son silence est plus lourd que mille reproches.
Un soir, après une journée particulièrement difficile – un sac éventré par des rats, des insultes d’un commerçant pressé – je rentre chez moi en larmes. Je m’effondre sur le canapé. Mon compagnon, Antoine, tente de me consoler :
— Tu fais un travail honnête, Lucie. Tu devrais en être fière.
— Facile à dire… Toi, tes parents sont fiers de toi.
— Ce n’est pas une question de métier. C’est une question de regard.
Il a raison. Mais comment changer le regard des autres ? Comment leur faire comprendre que sans nous, éboueurs et éboueuses, leur quotidien serait invivable ?
Un matin d’hiver, alors que la neige recouvre les trottoirs et que mes doigts sont engourdis par le froid, une petite fille s’approche timidement.
— Madame… Pourquoi tu fais ce travail ?
Je m’accroupis pour être à sa hauteur.
— Parce que j’aime Paris propre. Et toi, tu aimes quand c’est propre ?
— Oui !
Elle sourit et me tend un dessin : un balai et un grand soleil jaune. Je sens mes yeux s’embuer.
Ce jour-là, j’ai compris que la fierté ne vient pas du regard des autres mais de ce qu’on accomplit chaque jour. J’ai décidé d’écrire une lettre à ma famille :
« Je sais que vous avez honte de mon métier. Mais moi, j’en suis fière. Je rends cette ville plus belle chaque matin. Je préfère être une éboueuse honnête qu’une menteuse bien habillée. »
La réponse a été froide. Ma mère n’a rien dit pendant des semaines. Puis un soir, elle m’a appelée :
— Tu sais… J’ai parlé de toi à Madame Lefèvre. Elle a dit que sa fille voulait faire un stage avec toi.
J’ai souri malgré moi. Peut-être qu’un jour, les mentalités changeront.
Aujourd’hui encore, je balaie les rues avant l’aube. Je croise des regards hostiles mais aussi quelques sourires complices. Je me demande souvent : pourquoi juge-t-on si facilement ceux qui font le sale boulot ? Et vous, seriez-vous fiers si votre fille était éboueuse ?