Quand mon mari a perdu son travail, sa mère a refusé de nous aider : aujourd’hui, c’est nous qui devons payer ses soins
« Tu ne comprends donc pas, maman ? On ne peut pas tout payer ! » La voix de Paul tremble, oscillant entre la colère et le désespoir. Je serre les poings sur la table de la cuisine, le regard fixé sur la pile de factures qui s’accumulent. Françoise, sa mère, est assise en face de nous, le visage fermé, les mains crispées sur son sac à main élimé.
Il y a trois ans, Paul a perdu son poste d’ingénieur dans une PME de Lyon. Un plan social, comme il y en a tant. Nous avions une petite réserve d’argent, mais avec notre fille Camille au collège privé et le loyer de notre appartement à Villeurbanne, chaque centime comptait. J’ai repris des heures supplémentaires à la pharmacie où je travaille, Paul a enchaîné les petits boulots. Nous avons demandé de l’aide à Françoise. Elle nous a répondu d’un ton sec : « Je n’ai pas élevé mon fils pour qu’il vive à mes crochets. Débrouillez-vous. »
Cette phrase m’a hantée des nuits entières. J’ai vu Paul s’éteindre un peu chaque jour, rongé par la honte et la rancœur. Camille ne comprenait pas pourquoi on ne partait plus en vacances, pourquoi je pleurais parfois en rentrant du travail. Mais on a tenu bon. On s’est serré les coudes, on a survécu.
Et puis, il y a six mois, tout a basculé. Françoise a fait un AVC. Elle vivait seule dans son HLM à Vaulx-en-Velin ; c’est une voisine qui l’a trouvée. Depuis, elle ne peut plus marcher sans aide et sa mémoire vacille. L’hôpital nous a appelés : « Il faut organiser sa sortie, madame. Elle ne peut pas rester ici indéfiniment. »
Paul n’a pas hésité : « On va s’occuper d’elle. » J’ai senti la colère remonter, mais je n’ai rien dit. On l’a installée dans notre salon, sur le vieux canapé-lit. Les aides à domicile passent deux fois par semaine, mais le reste du temps, c’est moi qui gère : les médicaments, les repas mixés, les couches…
Les factures pleuvent : infirmière libérale, kiné, transport médicalisé… La Sécurité sociale rembourse une partie, mais il reste toujours un « reste à charge ». Nos économies fondent comme neige au soleil. Camille doit renoncer à ses cours de piano ; je culpabilise de lui imposer cette ambiance pesante à la maison.
Un soir, alors que je prépare la soupe pour Françoise, elle me regarde avec ses yeux fatigués : « Je suis désolée pour tout ça… » Sa voix est si faible que j’ai du mal à croire qu’elle parle vraiment. Paul entre dans la cuisine au même moment ; il s’arrête net en entendant sa mère s’excuser.
« Tu sais, maman… Quand j’ai perdu mon boulot, j’aurais eu besoin d’un peu de soutien », lâche-t-il d’une voix rauque.
Françoise détourne les yeux : « Je croyais bien faire… Je voulais que tu sois fort. »
Le silence s’abat sur nous comme une chape de plomb. Je sens mes larmes monter ; je me retiens de hurler tout ce que j’ai sur le cœur. Pourquoi faut-il toujours que ce soit aux femmes de tout porter ? Pourquoi la famille devient-elle un fardeau quand l’argent manque ?
Les semaines passent. Paul trouve enfin un CDD dans une entreprise de logistique ; ce n’est pas brillant, mais c’est mieux que rien. Je continue à jongler entre mon travail et les soins à Françoise. Camille s’enferme dans sa chambre ; elle ne supporte plus les cris ni les disputes.
Un dimanche matin, alors que je change Françoise, elle me serre la main : « Merci… Tu es plus ma fille que je ne l’ai jamais mérité. » Je fonds en larmes. Tout ce que j’ai voulu entendre depuis des années sort enfin… mais il est trop tard pour réparer tout ce qui a été brisé.
Un soir d’orage, Paul rentre trempé et jette une lettre sur la table : « Refus du dossier d’APA… On n’aura pas plus d’aide pour maman. » Je m’effondre sur une chaise ; je n’en peux plus. Comment font les autres familles ? Pourquoi est-ce si difficile d’obtenir un peu de répit ?
La nuit suivante, je rêve que je crie sur Françoise : « Tu nous as abandonnés quand on avait besoin de toi ! » Mais au réveil, je me contente de lui préparer son petit-déjeuner en silence.
Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce que j’aurais dû refuser d’aider Françoise ? Est-ce qu’on doit tout sacrifier pour la famille, même quand elle ne nous a pas tendu la main ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?