Prendre soin de Papi : Entre sacrifices et tendresse, le combat d’une vie
— Camille ! Où sont mes lunettes ? Je ne vois rien sans mes lunettes !
Sa voix résonne dans le couloir, tremblante mais autoritaire. Il est six heures du matin. Je me lève en sursaut, le cœur battant. Encore une nuit trop courte, encore un réveil brutal. Je traverse l’appartement en silence, les pieds nus sur le parquet froid, et je trouve ses lunettes posées sur la table de chevet, là où il les laisse toujours. Je les lui tends sans un mot. Il me regarde à peine.
— Merci, marmonne-t-il, déjà absorbé par la télévision qu’il allume aussitôt.
Je retourne dans la cuisine préparer son petit-déjeuner : tartines beurrées, café au lait, compote de pommes. Je fais tout comme maman le faisait avant de partir vivre à Lyon. Depuis deux ans, c’est moi qui m’occupe de lui. J’ai mis mes études entre parenthèses, mes amis se sont éloignés, et parfois j’ai l’impression d’avoir 94 ans moi aussi.
Il y a deux ans, tout a basculé. Un coup de fil en pleine nuit : « Camille, c’est l’hôpital. Votre grand-père a fait une chute. » La fracture de la hanche a été un séisme. Les médecins étaient pessimistes : « À son âge, il ne remarchera sans doute jamais. » Mais Henri est têtu. Après des mois alité, il a retrouvé un peu de mobilité. Pas assez pour être autonome, juste assez pour que chaque geste soit un défi.
Le matin, je l’aide à s’habiller. Il râle :
— Tu tires trop fort sur ma manche !
— Pardon Papi, mais il faut bien passer le bras…
Parfois il me regarde avec des yeux d’enfant perdu. D’autres fois, il me lance des piques acerbes :
— Tu n’as pas autre chose à faire que de traîner ici ?
Je serre les dents. Je me répète que ce n’est pas lui qui parle, mais la fatigue, la peur de dépendre des autres. Mais certains jours, je craque.
Un soir d’hiver, alors que je tentais de lui faire avaler ses médicaments, il a repoussé ma main d’un geste brusque.
— Laisse-moi tranquille ! Tu crois que j’ai envie de finir comme un légume ?
J’ai éclaté en sanglots devant lui. Il est resté silencieux, puis il a murmuré :
— Je suis désolé, ma petite. Je ne voulais pas…
Ce soir-là, j’ai compris que nous étions tous les deux prisonniers : lui de son corps défaillant, moi de mon amour et de ma culpabilité.
Les journées se ressemblent : toilettes, repas, promenades dans le parc du quartier quand il fait beau. Les voisins nous saluent avec compassion. Certains proposent leur aide mais disparaissent vite derrière leurs portes closes.
Ma tante Sophie vient parfois le dimanche.
— Tu devrais penser à toi aussi, Camille. Tu ne peux pas tout porter toute seule.
— Et qui s’en occupera si ce n’est pas moi ?
Elle baisse les yeux. Personne ne veut vraiment répondre à cette question.
Je rêve parfois d’une vie normale : sortir boire un verre avec des amis dans un bar du Marais, partir en week-end à la mer… Mais chaque fois que je m’éloigne quelques heures, la culpabilité me rattrape.
Un jour, j’ai surpris mon grand-père devant la fenêtre, les yeux perdus dans le vide.
— À quoi tu penses, Papi ?
— À ta grand-mère… Elle me manque. Et toi aussi tu vas finir par partir…
J’ai senti une boule dans ma gorge.
— Je suis là, Papi. Je ne pars pas.
Mais au fond de moi, je sais que ce n’est pas vrai. Un jour je partirai. Pour lui comme pour moi.
La nuit venue, quand tout est silencieux et que je m’effondre sur mon lit, je me demande : jusqu’où peut-on aller par amour ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi ? Est-ce qu’on a le droit d’abandonner ceux qu’on aime quand on n’en peut plus ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Jusqu’où seriez-vous allés pour ceux que vous aimez ?