On m’appelle tous les jours, mais est-ce vraiment pour moi ?
— Allô, maman ?
La voix de Nathan résonne dans le combiné, mécanique, presque étrangère. Je regarde la pendule : 18h02. Comme chaque jour, à la même heure, il m’appelle. Je pourrais prédire chacune de ses phrases, tant elles sont devenues routinières. « Tu vas bien ? Tu as pris tes médicaments ? »
Je réponds, bien sûr. Je mens aussi. Je dis que tout va bien, que je me sens en forme, que la voisine m’a apporté des croissants ce matin. Mais la vérité, c’est que je n’ai pas quitté mon fauteuil depuis des heures. Je regarde la pluie tomber sur la place Bellecour, les passants pressés sous leurs parapluies colorés. Je me demande si mes enfants pensent à moi autrement qu’en termes de santé ou de succession.
Il y a vingt ans, mon mari, Gérard, est parti. Il a claqué la porte sans un mot pour moi ni pour nos trois enfants. J’ai tout donné pour eux : les nuits blanches à consoler Ella après ses cauchemars, les heures passées à aider Bryan avec ses devoirs de maths, les sacrifices pour payer les études de Nathan à Paris. Et maintenant ? Ils vivent leur vie, loin de moi.
Le téléphone sonne encore. Cette fois, c’est Ella. Sa voix est plus douce, mais je sens la distance. « Maman, tu as pensé à renouveler ton ordonnance ? Tu veux que je t’aide à faire les courses par Internet ? »
Je soupire. Ce n’est pas d’aide dont j’ai besoin. C’est d’un peu de chaleur humaine, d’une présence réelle. Mais ils sont tous trop occupés : Nathan avec son cabinet d’avocats à Lyon, Bryan qui travaille dans l’informatique à Toulouse, Ella qui jongle entre ses deux enfants et son mari à Grenoble.
Hier soir, j’ai entendu une conversation entre Bryan et Nathan sur le haut-parleur du téléphone. Ils pensaient que j’étais déjà partie me coucher. « Tu crois qu’elle va tenir encore longtemps ? » a demandé Bryan. « Il faudrait qu’on commence à regarder pour la maison… Elle vaut cher dans le quartier. »
Mon cœur s’est serré. Voilà donc ce que je suis devenue : un bien immobilier à partager. Une vieille femme dont on attend la disparition pour régler des comptes et toucher un héritage.
Je repense à mon anniversaire qui approche. L’an dernier, ils m’ont envoyé un bouquet de fleurs par Internet et une carte signée à la va-vite. Pas de visite, pas de gâteau partagé autour de la table du salon où résonnaient autrefois leurs rires d’enfants.
Ce matin-là, j’ai décidé d’appeler ma sœur, Madeleine. Elle vit à Annecy et elle aussi connaît la solitude des vieux jours. « Tu sais, Lillian, ce n’est pas qu’ils ne t’aiment pas… C’est juste qu’ils ne savent plus aimer autrement qu’avec des gestes pratiques. »
Mais moi, j’ai besoin d’autre chose. J’ai besoin qu’on me regarde dans les yeux, qu’on me serre la main, qu’on me raconte ses peines et ses joies comme avant.
Un soir, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai appelé Nathan.
— Nathan, tu pourrais venir dîner dimanche ? J’ai fait ton gratin dauphinois préféré…
Un silence gênant a suivi.
— Euh… Je ne sais pas si je pourrai… J’ai beaucoup de travail… Peut-être une autre fois ?
J’ai raccroché en retenant mes larmes.
Le lendemain matin, j’ai croisé ma voisine, Madame Dupuis, dans l’ascenseur.
— Vous savez, Lillian, mes enfants sont pareils… On dirait qu’on devient invisibles avec l’âge.
Nous avons ri tristement ensemble.
Le jour de mon anniversaire est arrivé. J’ai mis ma plus belle robe bleue et préparé un gâteau au chocolat comme autrefois. J’ai attendu toute la journée. À 19h30, le téléphone a sonné : c’était un appel groupé sur WhatsApp.
— Joyeux anniversaire maman !
Leurs visages s’affichaient sur l’écran mais aucun ne semblait vraiment là. Les enfants d’Ella criaient en arrière-plan, Bryan pianotait sur son ordinateur et Nathan jetait des coups d’œil à sa montre.
J’ai soufflé mes bougies seule devant l’écran.
Après l’appel, j’ai ouvert la fenêtre et respiré l’air frais du soir lyonnais. J’ai pensé à tout ce que j’avais donné et à ce vide immense qui me restait.
Est-ce cela vieillir en France aujourd’hui ? Être entourée de technologies mais privée d’affection réelle ?
Je me demande : est-ce que mes enfants se souviendront un jour de moi autrement que comme une charge ou un héritage à partager ? Est-ce que l’amour filial peut survivre à la distance et au temps ? Qu’en pensez-vous ?