Ma mère, ce silence qui me ronge : Chronique d’une fille oubliée
— Tu pourrais au moins débarrasser la table, Élodie. Tu vois bien que je suis fatiguée.
Sa voix claque dans la cuisine comme une gifle. Je serre les dents, ramasse les assiettes, et sens mes mains trembler. Il est vingt heures, dehors la pluie martèle les vitres de notre petit appartement à Montreuil. Je me demande si elle se rend compte que je suis là, que j’existe autrement que comme une extension de ses besoins.
Depuis l’enfance, j’ai appris à marcher sur la pointe des pieds autour de ma mère. Françoise, la femme forte, la veuve courageuse, celle qui n’a jamais pleuré devant moi — mais qui n’a jamais souri non plus. Mon père est mort quand j’avais huit ans. Depuis, il n’y a plus eu de place pour la tendresse. Juste des listes de courses, des horaires à respecter, des silences lourds comme des pierres.
— Tu pourrais dire merci, tu sais, je murmure sans la regarder.
Elle lève les yeux de son tricot, surprise. Un rictus traverse son visage.
— Merci ? Pour quoi ? C’est normal d’aider sa mère. Tu crois que j’avais quelqu’un pour m’aider, moi ?
Toujours cette comparaison, ce poids du passé qu’elle me balance à la figure comme une dette impossible à rembourser. Je sens la colère monter, mais je ravale mes mots. J’ai appris à me taire. À l’école déjà, je mentais aux autres enfants : « Oui, ma maman m’a lu une histoire hier soir », « Oui, elle m’a fait un bisou pour dormir ». Mais la vérité, c’est qu’elle ne m’a jamais prise dans ses bras.
Les années ont passé. J’ai eu mon bac, puis un BTS en gestion. J’ai trouvé un boulot dans un cabinet d’assurance à République. Mais impossible de partir : « Tu ne vas pas me laisser seule », répétait-elle chaque fois que j’évoquais un studio ou une colocation. Alors je suis restée. Pour elle. Par devoir. Par peur aussi de ce vide immense qui m’attendait dehors.
Ce soir-là, alors que je range les couverts, elle soupire :
— Tu pourrais faire un effort pour être plus agréable. Je ne te demande pas grand-chose.
Je lâche la fourchette dans l’évier avec fracas.
— Tu ne demandes pas grand-chose ? Toute ma vie tourne autour de toi !
Elle me fixe, interdite. Je crois voir une lueur d’émotion dans ses yeux, mais elle détourne vite le regard.
— Tu exagères toujours tout…
Je voudrais hurler. Lui dire que j’étouffe. Que j’aurais aimé qu’elle me serre contre elle quand j’avais peur du noir, qu’elle me dise « bravo » quand j’ai eu mon diplôme. Qu’elle me dise simplement « je t’aime ». Mais ces mots-là semblent interdits entre nous.
Le lendemain matin, je pars travailler sans un mot. Dans le métro bondé, je regarde les autres femmes de mon âge : certaines téléphonent à leur mère en riant, d’autres envoient des messages pleins de cœurs et d’émojis. Moi, je n’ai jamais eu droit à ça.
À midi, mon portable vibre : un message de ma cousine Claire. « On se voit ce week-end ? » Claire a grandi avec nous après le divorce de ses parents. Elle a toujours été plus proche de ma mère que moi — peut-être parce qu’elle savait comment lui parler sans la contrarier.
Le samedi venu, on se retrouve dans un café à Nation. Claire me regarde avec douceur :
— Tu as l’air épuisée… Ça va chez toi ?
Je baisse les yeux sur mon café.
— Elle ne changera jamais… J’ai l’impression d’être invisible.
Claire pose sa main sur la mienne.
— Tu sais… Ma mère était pareille avec moi. Mais j’ai fini par lui dire ce que j’avais sur le cœur. Peut-être qu’il faut que tu essaies aussi.
Je secoue la tête.
— Elle ne comprendra jamais… Elle ne sait même pas ce que c’est que demander pardon.
Le soir même, en rentrant, je trouve ma mère assise dans le noir du salon. Elle tient une vieille photo de mon père dans ses mains.
— Il me manque tellement…
Sa voix est si faible que j’en ai le souffle coupé. Je m’approche doucement.
— Moi aussi il me manque…
Elle relève la tête vers moi, les yeux brillants de larmes qu’elle refuse de laisser couler.
— Je n’ai jamais su comment faire… Être douce…
Un silence s’installe entre nous. Pour la première fois depuis des années, je sens une fissure dans son armure.
— J’aurais aimé que tu me dises… juste une fois… que tu étais fière de moi… ou que tu m’aimais…
Elle détourne le regard, gênée.
— Ce n’est pas comme ça qu’on faisait chez nous…
Je comprends alors que ce cercle du silence ne vient pas seulement d’elle, mais d’une lignée entière de femmes qui n’ont jamais appris à aimer autrement qu’en se sacrifiant.
Les jours passent. Ma mère tombe malade — rien de grave au début, une simple grippe qui s’éternise. Mais elle devient plus fragile, dépendante de moi pour les courses et les médicaments. Je sens la rancœur revenir : pourquoi dois-je tout donner alors qu’elle ne m’a jamais rien offert d’autre que des reproches ?
Un soir où je lui apporte une tisane, elle murmure :
— Je sais que je ne t’ai pas facilité la vie…
Je retiens mon souffle. Est-ce enfin une forme d’excuse ?
— Pourquoi tu ne m’as jamais dit pardon ?
Elle ferme les yeux longtemps avant de répondre :
— Parce que j’avais peur que tu partes si je montrais mes faiblesses…
Je reste là, debout dans l’ombre du couloir, bouleversée par cette confession tardive.
Aujourd’hui encore, alors qu’elle dort dans sa chambre et que je veille sur elle comme une mère sur son enfant, je me demande : peut-on vraiment pardonner quand on n’a jamais reçu ni amour ni excuses ? Ou bien sommes-nous condamnés à répéter les mêmes silences génération après génération ?