Le jour où tout a basculé : Un téléphone perdu, une rencontre bouleversante

— Tu peux me prêter ton téléphone ? Je viens de me faire voler le mien…

La voix tremblante de la jeune femme me tire de mes pensées. Je suis assise sur un banc du parc de la Tête d’Or, mon sandwich à moitié entamé sur les genoux. Elle a les yeux rougis, la voix cassée. Sans réfléchir, je tends mon vieux Samsung, celui que je bichonne depuis trois ans parce que je n’ai pas les moyens d’en changer. Elle s’éloigne un peu pour passer son appel. Je la regarde, méfiante malgré moi. À Lyon, on apprend vite à se méfier.

Je m’appelle Camille, j’ai 22 ans. Je jongle entre la fac de lettres et mon job de serveuse dans un petit café du 7e. Mes parents vivent en Ardèche, dans un village où il n’y a plus de travail depuis que l’usine a fermé. C’est moi qui envoie l’argent pour payer l’électricité et remplir le frigo. Je ne me plains pas. Mais ce jour-là, tout bascule.

La fille revient, essoufflée. Elle me tend le téléphone avec un sourire gêné.
— Merci… vraiment. Je m’appelle Juliette.

Je hoche la tête, un peu mal à l’aise.
— De rien. Ça arrive à tout le monde.

Elle hésite, puis s’assoit à côté de moi. On parle un peu. Elle dit qu’elle est nouvelle à Lyon, qu’elle cherche un logement. Elle a l’air paumée, mais gentille. Je lui donne le numéro d’une coloc qui cherche quelqu’un. On échange nos numéros. Elle me serre la main avant de partir.

Le soir même, je réalise que mon téléphone bugue. Des messages disparaissent, des notifications étranges apparaissent. Je mets ça sur le compte de l’âge de l’appareil. Mais le lendemain matin, en me réveillant, je découvre que mon compte bancaire est vide. Plus un centime. Mon cœur s’arrête.

Je cours à la banque. La conseillère me regarde avec pitié.
— Vous avez validé plusieurs virements hier soir…

Je nie, paniquée. On m’explique qu’il faut porter plainte. À la police, on me demande si j’ai prêté mon téléphone récemment. Je repense à Juliette. Est-ce possible ?

Je tente de la joindre : numéro injoignable. Je retourne au parc chaque jour, espérant la revoir. Rien. Les semaines passent. Je dois arrêter la fac pour travailler plus. Ma mère pleure au téléphone ; mon père ne dit rien mais je sens sa honte.

Un soir, alors que je sers des bières au café, une cliente laisse tomber son sac : c’est Juliette. Mon sang ne fait qu’un tour.
— Tu te souviens de moi ?

Elle pâlit, tente de s’enfuir. Je la retiens par le bras.
— Pourquoi tu as fait ça ? Tu sais ce que tu m’as pris ?

Elle éclate en sanglots.
— Je suis désolée… J’étais désespérée… J’ai tout perdu en arrivant ici…

Le patron intervient, menace d’appeler la police. Juliette s’effondre sur une chaise et raconte tout : elle a été virée de chez elle après une rupture violente, a dormi dehors plusieurs nuits, puis a rencontré un type qui lui a proposé « un plan facile » pour se faire de l’argent : installer une appli sur le téléphone d’un inconnu pour siphonner ses comptes.

Je suis partagée entre la rage et la pitié. Elle me supplie de ne pas porter plainte.
— Je te rends tout ce qu’il me reste…

Elle sort quelques billets froissés et une vieille montre en argent.

Je refuse l’argent sale.
— Ce n’est pas ça qui va réparer ma vie.

Les jours suivants sont un enfer : huissiers, lettres de relance, regards lourds au travail. Ma famille doit demander de l’aide aux voisins pour tenir le mois. Mais peu à peu, quelque chose change en moi : je refuse d’être une victime.

Je contacte une association d’aide aux victimes de cybercriminalité. On m’aide à monter un dossier, à obtenir un rendez-vous avec une assistante sociale. Je découvre que je ne suis pas seule : des dizaines d’étudiants précaires se sont fait avoir comme moi.

Un soir, alors que je rentre du travail sous la pluie battante, je croise Juliette devant la gare Part-Dieu. Elle dort sur un carton, le visage creusé par la fatigue et la honte.
— Tu veux un café ?

Elle accepte en silence. On parle longtemps cette nuit-là : de nos familles, de nos rêves brisés par la galère, du système qui nous broie.

Petit à petit, je comprends que derrière chaque « arnaqueur », il y a souvent une victime d’un autre genre. Mais est-ce une excuse ?

Aujourd’hui encore, je me bats pour remonter la pente. J’ai repris mes études grâce à une bourse d’urgence ; je fais du bénévolat pour aider ceux qui tombent dans les mêmes pièges que moi.

Parfois je repense à Juliette : où est-elle maintenant ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à quelqu’un qui vous a tout pris ? Ou bien faut-il apprendre à se reconstruire malgré tout ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?