Le voisin qui voulait toujours plus
— Tu pourrais me prêter un peu de sucre ?
La voix de Gérard résonne derrière la porte à peine entrouverte. Il est 21h30, je viens à peine de poser mon sac, encore épuisée par ma journée au lycée où j’enseigne le français. Je serre la poignée, hésite à répondre. Depuis mon emménagement il y a trois semaines, Gérard, mon voisin du rez-de-chaussée, a déjà frappé chez moi sept fois. Sucre, café, une rallonge électrique, puis un service pour arroser ses plantes… La liste s’allonge chaque jour.
Je me force à sourire :
— Bien sûr, Gérard. Attendez une seconde.
Je file dans la cuisine, le cœur serré. J’entends sa respiration impatiente derrière la porte. Je verse le sucre dans un petit pot, me demandant si cette fois sera la dernière. Mais au fond de moi, je sais que non.
Quand j’ai signé l’acte d’achat de cet appartement, mes parents étaient fiers. Ils m’ont aidée à payer l’apport initial, insistant pour que je sois « enfin propriétaire ». J’avais imaginé des soirées paisibles, des livres ouverts sur le canapé, le silence comme compagnon. Mais Gérard a brisé cette bulle dès le premier soir.
— Merci Madeleine ! Vous êtes vraiment une voisine en or !
Il me gratifie d’un clin d’œil complice avant de disparaître dans l’escalier. Je referme la porte, lasse. Mon téléphone vibre : un message de ma mère.
« Alors, tu t’habitues ? Tu as rencontré des gens sympas ? »
Je tape : « Oui, tout va bien », puis j’efface. Je ne veux pas l’inquiéter. Mes parents ont tant sacrifié pour que j’aie ce chez-moi. Je ne peux pas leur dire que je me sens déjà envahie.
Le lendemain matin, alors que je descends les poubelles, Gérard m’interpelle dans la cour.
— Madeleine ! Vous n’auriez pas un peu de temps ce soir ? J’ai un problème avec ma box internet…
Je bredouille une excuse — réunion pédagogique — mais il insiste :
— Juste cinq minutes ! Vous êtes si douée avec les ordinateurs…
Je cède. Comme toujours.
Les jours passent et ses demandes deviennent plus pressantes. Un soir, il frappe alors que je suis au téléphone avec mon père.
— Madeleine ! J’ai besoin d’un coup de main pour déplacer un meuble…
Mon père entend la voix de Gérard et demande :
— C’est qui celui-là ? Il a l’air bien collant…
Je ris nerveusement :
— C’est juste un voisin.
Mais la vérité, c’est que Gérard ne comprend pas les limites. Il s’invite à l’improviste, me parle de sa solitude depuis le décès de sa femme, me raconte ses journées sans fin. Je compatis, mais je sens aussi la colère monter en moi. Pourquoi dois-je porter le poids de sa tristesse ?
Un samedi matin, alors que je prépare des crêpes pour moi seule — un rituel hérité de mon enfance — il frappe encore.
— Ça sent bon chez vous ! Vous ne voudriez pas partager ?
Je le regarde, désemparée. Je pense à toutes ces fois où j’ai dit oui alors que je voulais dire non. À toutes ces limites franchies parce que j’ai peur d’être perçue comme égoïste ou méchante.
Je lui tends une assiette à contrecœur. Il s’installe dans ma cuisine comme s’il était chez lui.
— Vous savez, Madeleine, vous me rappelez ma fille… Elle ne vient plus me voir depuis des années.
Je sens une boule dans ma gorge. Ma propre mère me reproche souvent d’être distante, trop indépendante. Est-ce que je reproduis ce schéma avec Gérard ? Ou est-ce simplement qu’il abuse de ma gentillesse ?
Les semaines passent et la situation empire. Un soir, en rentrant du travail sous la pluie battante, je découvre Gérard assis sur le palier devant ma porte.
— J’ai perdu mes clés… Je peux attendre chez vous ?
Je n’ose pas refuser. Mais cette fois-ci, il reste jusqu’à minuit, parlant sans cesse de ses regrets et de ses souvenirs. Je n’écoute plus vraiment ; je compte les minutes en silence.
Le lendemain, épuisée, je craque au téléphone avec ma sœur Camille :
— Je n’en peux plus… Il est partout ! J’ai l’impression d’étouffer dans mon propre appartement.
Camille soupire :
— Tu dois lui parler franchement. Tu as le droit d’avoir ta tranquillité.
Mais comment dire non sans blesser ? Comment poser des limites quand on a été élevée à toujours faire plaisir ?
Un dimanche après-midi, alors que je tente de corriger des copies sur mon balcon, Gérard surgit encore.
— Madeleine ! J’organise un petit apéro ce soir avec quelques voisins. Vous venez ?
Je sens la colère monter.
— Non Gérard, pas ce soir. J’ai besoin d’être seule.
Il me regarde, blessé :
— Ah… Je comprends… Vous êtes comme tous les autres finalement.
Il s’éloigne sans un mot de plus. Je reste là, tremblante. Ai-je été trop dure ? Ou enfin juste envers moi-même ?
Les jours suivants sont tendus. Gérard ne frappe plus à ma porte. Il m’évite dans l’escalier. Je ressens un mélange de soulagement et de culpabilité.
Un soir, alors que je rentre tard du travail, je trouve une lettre glissée sous ma porte :
« Pardon si j’ai été trop présent. Je voulais juste ne pas être seul. Bonne continuation. »
Je relis ces mots plusieurs fois. Mon cœur se serre mais je sais que j’ai fait ce qu’il fallait pour me protéger.
Assise sur mon canapé, je repense à tout cela : pourquoi est-ce si difficile de dire non ? Pourquoi la solitude des autres devient-elle parfois notre fardeau ? Est-ce égoïste de vouloir simplement être chez soi… chez soi ?