Si tu m’aimes comme ta mère, quitte-le : le choix impossible de ma vie
« Si tu m’aimes comme ta mère, quitte-le. Sinon, tu ne me reverras plus jamais. »
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Je suis là, debout dans le couloir de notre appartement à Lyon, les mains tremblantes, le souffle court. Elle me fixe de ses yeux gris, ceux qui n’ont jamais toléré la moindre contradiction. Je sens mon cœur battre à tout rompre. Comment en sommes-nous arrivées là ?
Tout a commencé il y a six mois, un soir d’octobre où j’ai rencontré Étienne à la librairie du quartier. Il était différent des autres garçons : doux, cultivé, drôle. Nous avons parlé pendant des heures de littérature et de cinéma français. J’avais vingt-trois ans et, pour la première fois, je me sentais vue pour ce que j’étais vraiment. Mais je savais déjà que présenter Étienne à ma mère serait un défi.
Victoria n’a jamais supporté de perdre le contrôle. Depuis la mort de mon père, elle a tout reporté sur moi : ses peurs, ses espoirs, ses rêves brisés. Elle surveillait mes sorties, lisait mes messages quand elle le pouvait, commentait mes choix vestimentaires. « Je fais ça pour ton bien », répétait-elle sans cesse. Mais ce soir-là, en rentrant de chez Étienne, je savais que quelque chose avait changé en moi.
Un matin, alors que je m’apprêtais à partir à la fac, elle m’a interceptée dans l’entrée :
— Tu étais encore avec ce garçon hier soir ?
— Oui maman. Il s’appelle Étienne.
— Tu ne le connais pas. Tu crois qu’il t’aime ? Les hommes ne pensent qu’à eux.
Je n’ai rien répondu. J’ai senti la colère monter en elle comme une vague prête à tout emporter. Les jours suivants, elle est devenue plus insistante : elle appelait sans arrêt quand j’étais dehors, fouillait dans mes affaires sous prétexte de ranger ma chambre.
Un dimanche midi, alors que nous déjeunions chez ma grand-mère à Villeurbanne, elle a lancé devant toute la famille :
— Grâce fréquente un garçon qui n’est pas du tout fait pour elle. Il n’a même pas un vrai travail !
Ma tante Sophie a tenté de détendre l’atmosphère :
— Laisse-la vivre un peu, Victoria. Elle a le droit d’aimer qui elle veut.
Mais ma mère a haussé les épaules :
— Je sais ce qui est bon pour ma fille.
Étienne sentait bien que quelque chose n’allait pas. Un soir, il m’a prise dans ses bras :
— Tu as peur de ta mère ?
J’ai fondu en larmes. Oui, j’avais peur. Peur de la blesser, peur qu’elle me rejette si je lui tenais tête.
Les semaines ont passé et la tension est devenue insupportable. Ma mère a commencé à me faire du chantage affectif : « Si tu continues à le voir, je ne veux plus te parler. » Elle s’est enfermée dans sa chambre pendant des jours, refusant de manger ou de sortir. Je me sentais coupable de lui faire du mal, mais aussi prisonnière de son amour étouffant.
Un soir d’hiver, alors que je rentrais tard d’un dîner avec Étienne, elle m’attendait dans le salon, les yeux rougis par les larmes :
— Tu choisis : lui ou moi.
J’ai cru que mon cœur allait exploser. Comment choisir entre l’amour d’une mère et celui d’un homme ?
J’ai passé des nuits blanches à retourner la question dans tous les sens. J’ai parlé avec ma meilleure amie Camille qui m’a dit :
— Grâce, ta vie t’appartient. Tu ne peux pas vivre pour ta mère toute ta vie.
Mais comment lui expliquer que je me sentais responsable du bonheur de Victoria ? Depuis la mort de papa, elle n’avait plus que moi.
Un matin, j’ai décidé d’affronter ma mère. Je suis entrée dans sa chambre où elle était assise devant la fenêtre, le regard perdu sur les toits gris de la ville.
— Maman… Je t’aime. Mais je ne peux pas renoncer à Étienne pour toi. J’ai besoin de vivre ma vie.
Elle s’est retournée brusquement :
— Tu me trahis ! Après tout ce que j’ai sacrifié pour toi !
— Ce n’est pas une trahison… C’est juste… je veux être heureuse aussi.
Elle s’est effondrée en larmes. J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle m’a repoussée.
Les jours suivants ont été un enfer. Elle ne me parlait plus, passait ses journées enfermée dans sa chambre ou devant la télévision. Je me sentais coupable mais aussi soulagée d’avoir enfin dit ce que j’avais sur le cœur.
Étienne m’a soutenue comme il a pu :
— Tu as fait ce qu’il fallait. Un jour elle comprendra.
Mais au fond de moi, je doutais. Et si elle ne me pardonnait jamais ? Et si je devais choisir entre l’amour filial et l’amour tout court ?
Un soir d’avril, alors que je rentrais chez moi après un week-end chez Étienne, j’ai trouvé la porte fermée à clé. Ma mère avait changé la serrure. Sur le paillasson, une lettre :
« Puisque tu as choisi ta vie sans moi, vis-la jusqu’au bout. Ne reviens pas. »
Je me suis effondrée sur le palier en sanglotant. J’ai appelé Camille qui est venue me chercher et m’a hébergée quelques jours. J’ai trouvé un petit studio grâce à une annonce sur Le Bon Coin et j’ai commencé une nouvelle vie avec Étienne à mes côtés.
Mais chaque soir, en regardant par la fenêtre les lumières de la ville s’allumer une à une, je pense à ma mère seule dans notre ancien appartement. Ai-je eu raison ? L’amour maternel peut-il vraiment justifier qu’on sacrifie sa propre liberté ? Ou bien faut-il accepter de décevoir ceux qu’on aime pour enfin exister ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?