Un Nouveau Départ : L’histoire de Julien, Enfant de l’ASE

« Julien, dépêche-toi, on va être en retard ! » La voix de ma mère résonne dans le couloir froid de l’immeuble. Je serre mon sac contre moi, le cœur battant. Je sens que quelque chose ne va pas. Elle ne me regarde pas dans les yeux. Nous descendons les escaliers en silence, puis elle me prend la main, trop fort, comme si elle voulait s’assurer que je ne m’échapperais pas.

Arrivés devant la porte de l’Aide Sociale à l’Enfance, elle s’accroupit à ma hauteur. « Julien, je reviens te chercher ce soir, d’accord ? Sois sage. » Mais je vois bien dans ses yeux rougis qu’elle ment. Elle m’embrasse vite sur le front et s’en va sans se retourner. Je reste là, seul, avec mon sac et mon angoisse qui me serre la gorge.

Les semaines passent. Je change de famille d’accueil comme on change de saison. Chez les Lefèvre, il y a trop d’enfants et pas assez de place pour moi. Chez les Martin, la mère crie tout le temps et le père ne parle jamais. Je dors mal, je fais des cauchemars. À l’école, on me regarde comme un animal blessé. « C’est le petit de l’ASE », chuchotent-ils. Je baisse la tête, j’apprends à disparaître.

Un soir de novembre, alors que la pluie martèle les vitres du foyer, une éducatrice entre dans ma chambre. « Julien, il y a un couple qui veut te rencontrer demain. Ils s’appellent Claire et Antoine Dubois. » Je n’ose pas espérer. J’ai déjà été « essayé » deux fois par des familles qui m’ont ramené comme un jouet cassé.

Le lendemain, Claire et Antoine arrivent avec un sourire timide et des yeux fatigués. Claire me tend un livre : « C’est pour toi. Tu aimes lire ? » Je hoche la tête sans répondre. Antoine me propose une partie d’échecs. Je perds en trois coups mais il me félicite comme si j’avais gagné.

Les semaines suivantes, ils reviennent chaque mercredi. On va au parc de la Tête d’Or, on mange des crêpes au sucre sur un banc. Un jour, Claire me demande doucement : « Julien, est-ce que tu aimerais venir vivre chez nous ? » Je sens mes yeux brûler mais je ravale mes larmes. J’ai trop peur d’y croire.

Le déménagement chez eux est étrange. Leur appartement sent le café et la lessive propre. Il y a une chambre rien que pour moi, avec des posters de foot et une lampe en forme de lune. La première nuit, je n’arrive pas à dormir. J’écoute les bruits du couloir, le murmure de Claire qui rassure Antoine : « Il faut lui laisser du temps… »

Au début, tout m’effraie : les repas où il faut parler de sa journée, les câlins du soir, les disputes pour savoir qui débarrasse la table. Un matin, je casse un verre par accident et je m’attends à être grondé ou renvoyé. Mais Claire s’agenouille à côté de moi : « Ce n’est pas grave, ça arrive à tout le monde. » Elle me prend dans ses bras et je fonds en larmes.

À l’école, certains continuent de se moquer : « Alors, t’as trouvé une nouvelle famille ? Ils vont te garder combien de temps cette fois ? » Je serre les poings mais je ne réponds pas. Antoine vient me chercher à la sortie et pose sa main sur mon épaule : « On est fiers de toi, tu sais. »

Un dimanche après-midi, alors qu’on joue au Monopoly dans le salon, le téléphone sonne. C’est ma mère biologique. Elle veut me voir. Claire et Antoine hésitent mais acceptent. Le rendez-vous a lieu dans un café près de la gare Part-Dieu. Ma mère est nerveuse, elle parle vite : « Je suis désolée Julien… J’étais perdue… Je voulais pas… » Je l’écoute sans rien dire. Je sens la colère monter puis retomber comme une vague fatiguée.

Sur le chemin du retour, Claire me demande : « Tu veux qu’on reparle de tout ça ? » Je secoue la tête. Ce que je veux, c’est rentrer chez moi — chez eux.

Les mois passent et peu à peu, je m’autorise à croire que cette famille est vraiment la mienne. On part en vacances en Bretagne, on se dispute pour des bêtises, on rit ensemble devant des films nuls le samedi soir.

Mais parfois, la peur revient : et si tout s’arrêtait ? Et si je n’étais jamais vraiment chez moi ? Un soir d’orage, alors que je n’arrive pas à dormir, Claire vient s’asseoir sur mon lit :
— Tu sais Julien… On t’aime comme tu es. Tu fais partie de notre famille maintenant.
Je la regarde dans les yeux et pour la première fois depuis longtemps, je me sens en sécurité.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de douter : est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui a été brisé ? Est-ce qu’on peut apprendre à aimer quand on a tant manqué d’amour ?

Et vous… croyez-vous qu’on puisse vraiment choisir sa famille ?