Le choix de la terre : Chronique d’un refus
« Tu ne comprends donc rien, Lucie ? Ce n’est pas qu’une question d’argent ! » La voix de mon père résonne encore dans la cuisine, alors que le café refroidit sur la table. Je serre la lettre du promoteur entre mes doigts, le chiffre inscrit dessus me brûle les yeux : soixante millions d’euros. Pour une ferme, notre ferme, celle que mon arrière-grand-père a bâtie pierre après pierre au cœur du Berry.
Maman, les mains tremblantes, essuie une larme discrète. Mon frère Julien, lui, tape du poing sur la table : « On ne peut pas refuser ça ! Tu te rends compte de ce que ça représente ? On pourrait tout recommencer ailleurs, vivre sans se tuer à la tâche ! »
Mais papa reste inflexible. Il regarde par la fenêtre, vers les champs encore couverts de rosée. « Et laisser quoi derrière nous ? Des souvenirs ? Des fantômes ? »
Depuis des semaines, le village bruisse de rumeurs. Les Parisiens veulent construire un complexe touristique sur nos terres. Certains voisins nous encouragent à vendre : « C’est une chance, Lucie ! Vous n’aurez plus jamais à vous soucier du lendemain ! » D’autres nous supplient de résister : « Si vous partez, c’est tout le village qui meurt… »
Je suis déchirée. J’ai 27 ans, je rêve parfois d’une vie différente, loin des réveils à l’aube et des mains abîmées par le travail. Mais je vois aussi le regard de papa, fier et fatigué, qui refuse de céder à la facilité.
Un soir, alors que je rentre des champs, j’entends mes parents se disputer dans le salon.
— Tu crois qu’on a encore le choix ? souffle maman. On n’arrive plus à joindre les deux bouts…
— Tant que je vivrai, personne ne touchera à cette terre ! répond papa d’une voix brisée.
Je m’assois sur les marches de l’escalier. Les mots me frappent comme des gifles. Je pense à mon enfance, aux étés passés à courir dans les blés avec Julien, aux veillées où grand-père racontait comment il avait résisté pendant la guerre pour protéger la ferme.
Le lendemain matin, le promoteur revient. Costume impeccable, sourire carnassier. Il tend un nouveau contrat à papa.
— Monsieur Morel, c’est votre dernière chance. Avec cette somme, vous pourriez offrir une vie meilleure à vos enfants…
Papa se lève lentement. Il regarde l’homme droit dans les yeux.
— Mes enfants ont déjà une vie meilleure : ils ont des racines.
Il déchire le contrat devant lui. Un silence lourd s’abat dans la pièce.
La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Certains nous traitent de fous. D’autres viennent nous embrasser en pleurant. Le maire passe nous voir :
— Vous avez fait ce qu’il fallait, Lucien. Le village vous doit beaucoup.
Mais la tension ne retombe pas. Julien m’en veut. Il ne me parle plus. Il passe ses journées enfermé dans sa chambre ou part travailler chez un voisin qui a accepté de vendre.
Un soir d’orage, je le retrouve dans la grange.
— Tu crois qu’on va s’en sortir ? me demande-t-il d’une voix rauque.
Je n’ai pas de réponse. Je prends sa main dans la mienne.
— Je ne sais pas… Mais au moins, on aura essayé.
Les mois passent. Les dettes s’accumulent. Maman tombe malade ; le médecin dit que c’est le stress. Je prends un deuxième travail au supermarché du coin pour aider à payer les factures.
Un matin, alors que je ramasse les œufs dans le poulailler, une vieille voisine s’approche.
— Tu sais, Lucie, tu peux être fière de ton père. Il a eu le courage que beaucoup n’ont plus.
Je souris faiblement. Mais au fond de moi, je doute. Ai-je eu raison de le soutenir ? N’ai-je pas condamné ma famille à une vie de sacrifices ?
Un dimanche, toute la communauté se réunit devant la mairie pour nous remercier publiquement. Les applaudissements résonnent longtemps dans l’air frais du matin. Papa pleure pour la première fois devant tout le monde.
Ce soir-là, assise sur le perron avec maman, je regarde le soleil se coucher sur nos champs.
— Tu regrettes ? lui demandé-je doucement.
Elle secoue la tête.
— Non… Mais j’ai peur pour vous.
Je repense à tout ce que nous avons traversé. À ce choix impossible entre l’argent et nos racines. À cette terre qui nous fait souffrir autant qu’elle nous fait vivre.
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on peut vraiment mettre un prix sur l’histoire d’une famille ?