De l’ombre à la lumière : le parcours bouleversant de Camille
« Elle est… quelconque, non ? » La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, comme un écho douloureux. J’avais à peine quelques heures, enveloppée dans une couverture rose à la maternité de Saint-Étienne, quand elle a prononcé ces mots devant la sage-femme. Mon père n’a rien dit. Il a juste regardé ailleurs, gêné. J’ai grandi avec cette phrase plantée dans mon cœur comme une écharde invisible.
À l’école primaire, les autres enfants ne voyaient en moi qu’une fille ordinaire. Pas la plus jolie, pas la plus drôle. Juste Camille. Ma sœur aînée, Chloé, elle, était tout le contraire : blonde, souriante, adulée par les professeurs et les voisins. Maman la présentait toujours fièrement : « Voici Chloé, ma petite princesse ! » Et moi ? J’étais « l’autre fille ».
Un soir d’hiver, alors que je faisais mes devoirs dans la cuisine, j’ai surpris une conversation entre mes parents. « Tu crois qu’elle va changer ? » a demandé ma mère. Mon père a soupiré : « Elle a ton nez et mes oreilles… Peut-être qu’avec l’adolescence… » J’ai senti mes joues brûler. Je me suis juré de ne jamais laisser leurs mots me définir.
Au collège Jean-Monnet, les choses ont empiré. Les moqueries sur mon acné et mes lunettes épaisses étaient quotidiennes. « T’as vu la tronche de Camille ? On dirait un hibou ! » ricanait Thomas, le garçon le plus populaire de la classe. Je rentrais chez moi en pleurant, mais je n’en parlais jamais à personne. Maman était trop occupée à préparer les concours de danse de Chloé.
Un jour, en troisième, tout a basculé. Mon professeur de français, Madame Lefèvre, m’a retenue après un exposé : « Camille, tu as une sensibilité rare. Tu devrais écrire. » Pour la première fois, quelqu’un voyait autre chose que mon apparence. J’ai commencé à remplir des carnets entiers de poèmes et de récits. L’écriture est devenue mon refuge.
À seize ans, j’ai décidé de changer. Pas pour plaire aux autres, mais pour me retrouver. J’ai économisé pour m’acheter des lentilles et j’ai coupé mes cheveux courts. J’ai commencé à courir tous les matins sur les bords de la Loire. Petit à petit, mon corps s’est transformé. Mon visage s’est affiné, mes yeux ont pris confiance.
Un été, lors d’une fête au village, Thomas m’a abordée : « Camille ? C’est toi ? Je t’avais pas reconnue… » Il avait l’air sincèrement surpris. Mais au fond de moi, je savais que ce n’était pas pour lui que j’avais changé.
Ma mère, elle, restait distante. Même lorsque des voisins lui disaient : « Ta fille est devenue magnifique ! », elle se contentait d’un sourire crispé. Un soir, alors que je rentrais d’un bal avec des amis, elle m’a attendue dans le salon.
— Tu as changé…
— Oui, maman.
— Je ne sais pas si c’est bien ou mal.
— Ce n’est ni bien ni mal. C’est moi.
Elle a baissé les yeux. Pour la première fois, j’ai vu une faille dans son armure.
Le bac en poche avec mention très bien, j’ai quitté la maison pour faire des études de lettres à Lyon. Là-bas, personne ne connaissait mon passé ni les mots blessants de ma mère. J’étais libre d’être moi-même. J’ai rencontré Paul lors d’un atelier d’écriture. Il m’a dit un jour : « Tu as une beauté étrange et puissante. » J’ai ri. Pour la première fois, j’y ai cru.
Mais le passé n’est jamais loin. Lors d’un retour à Saint-Étienne pour Noël, ma mère a voulu me montrer des photos de famille à Chloé et moi.
— Regarde comme tu étais mignonne bébé !
J’ai senti la colère monter.
— Tu disais que j’étais quelconque.
Un silence glacial s’est installé.
Chloé a pris ma main sous la table.
— Maman ne savait pas ce qu’elle disait…
Mais je savais qu’elle savait très bien.
Ce soir-là, j’ai écrit une lettre à ma mère que je n’ai jamais envoyée :
« Tu m’as blessée sans le vouloir ou peut-être sans t’en rendre compte. Mais aujourd’hui je sais que ma valeur ne dépend pas de ton regard ni de celui des autres. »
Aujourd’hui, à vingt-cinq ans, je suis professeure de français dans un lycée à Lyon. Mes élèves me disent souvent que je suis inspirante. Parfois je croise des jeunes filles qui baissent les yeux en parlant d’elles-mêmes. Je leur dis : « Vous êtes bien plus que ce que vous croyez. »
Parfois je me demande : Combien d’enfants portent en eux des mots qui ne leur appartiennent pas ? Et si on apprenait enfin à regarder au-delà des apparences ?