Le Mensonge du Steak : Chronique d’un Père Français à la Retraite
« Tu as bien mangé ce soir, papa ? »
La voix de mon fils résonne dans le combiné, pleine d’une sollicitude qui me serre le cœur. Je regarde mon bol vide, où quelques résidus de flocons d’avoine collent encore aux parois. J’hésite une seconde, puis je mens : « Oui, Paul, j’ai mangé un bon steak avec des pommes de terre et une salade de fruits. »
Je raccroche, honteux. La vérité, c’est que je n’ai pas vu un steak depuis des mois. Ma pension de cheminot ne suffit plus, pas avec l’inflation, pas avec les factures qui s’accumulent. Je me contente d’avoine premier prix, parfois agrémentée d’une pomme flétrie ou d’un peu de lait en poudre. Mais comment avouer ça à mon fils ? Lui qui a réussi, qui travaille dans une grande entreprise à Lyon, qui m’appelle tous les soirs pour prendre de mes nouvelles…
Je me lève péniblement de ma chaise branlante et j’ouvre la fenêtre sur la rue du quartier populaire où j’habite depuis quarante ans. Les bruits de la ville montent jusqu’à moi : des enfants qui rient, une voisine qui crie après son chien, le vrombissement lointain du tramway. Je repense à ma vie d’avant, quand je travaillais encore, quand je pouvais offrir des glaces à Paul le dimanche après-midi sur les quais de la Saône.
Aujourd’hui, tout a changé. Depuis la mort de sa mère il y a cinq ans, je vis seul. Paul m’a proposé de venir habiter chez lui, mais je n’ai pas voulu. Fierté mal placée ? Peut-être. Ou peur de déranger, de devenir un poids. Alors je fais semblant. Je mens sur mes repas, sur mes sorties, sur mes finances.
Le lendemain matin, je croise Madame Lefèvre dans l’escalier. Elle me lance un regard inquiet : « Vous allez bien, Gérard ? Vous avez l’air fatigué… »
Je souris faiblement : « Oh, vous savez, l’âge… »
Mais elle insiste : « Si vous avez besoin de quoi que ce soit… »
Je hoche la tête et je file avant qu’elle ne voie mes mains trembler. J’ai trop honte pour demander de l’aide. À la supérette du coin, j’achète encore un paquet d’avoine et une boîte de lait en poudre. La caissière me regarde avec pitié. Je détourne les yeux.
Le soir venu, Paul m’appelle à nouveau. Cette fois-ci, il insiste :
— Tu es sûr que tout va bien ? Tu as l’air fatigué ces derniers temps.
— Mais oui, ne t’inquiète pas ! J’ai mangé comme un roi ce soir encore.
Il soupire.
— Papa… Tu sais que tu peux tout me dire ?
Je sens ma gorge se serrer. Je change de sujet.
Après avoir raccroché, je m’effondre sur mon lit. Les larmes me montent aux yeux. Pourquoi est-ce si difficile d’avouer qu’on n’y arrive plus ? Pourquoi la honte colle-t-elle à la peau comme une vieille chemise sale ?
Un matin, alors que je rentre des courses avec mon éternel sac en plastique, je tombe sur Paul devant ma porte. Il tient un sac rempli de provisions.
— Surprise ! J’ai pris ma journée pour venir te voir.
Je suis pris au dépourvu. Il entre dans la cuisine et ouvre le frigo. Il découvre le vide sidéral : un vieux morceau de beurre rance, une carotte molle, un pot de moutarde presque vide.
Il se tourne vers moi, les yeux brillants d’inquiétude.
— Papa… Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Je baisse la tête. Les mots sortent enfin, hachés par les sanglots :
— Je ne voulais pas t’inquiéter… Je voulais que tu sois fier de moi…
Paul s’approche et me serre dans ses bras.
— Tu n’as pas à avoir honte. On va s’en sortir ensemble.
Ce soir-là, nous partageons un vrai repas : du poulet rôti et des pommes sautées qu’il a cuisinés lui-même dans ma petite cuisine. Nous parlons longtemps. Il me propose à nouveau de venir vivre chez lui. J’hésite encore.
Les jours suivants, il m’aide à remplir des dossiers pour obtenir des aides sociales auxquelles j’avais droit mais que je n’osais pas demander. Il m’accompagne chez le médecin pour mes douleurs articulaires. Petit à petit, la honte recule devant la tendresse retrouvée.
Mais le regard des autres reste difficile à supporter. Au marché, certains voisins murmurent : « Tu as vu Gérard ? Il a maigri… » D’autres font semblant de ne rien voir.
Un soir, alors que Paul est reparti à Lyon, je repense à tout ce que j’ai traversé. Je me demande combien d’autres retraités vivent comme moi dans le silence et la honte. Combien mentent à leurs enfants pour ne pas les inquiéter ? Combien survivent avec trois fois rien pendant que la société ferme les yeux ?
Je regarde par la fenêtre la ville qui s’endort et je murmure : « Est-ce que c’est ça vieillir en France aujourd’hui ? Est-ce qu’on doit vraiment cacher sa misère pour préserver la fierté ? »