Le Réveil de Léa : Vingt Mois d’Ombre et de Lumière

— Léa, tu m’entends ? Léa, c’est papa…

La voix de mon père fendait l’obscurité. Je ne savais plus où j’étais, ni depuis combien de temps je flottais dans ce néant cotonneux. Parfois, il y avait des sons, des odeurs d’hôpital, des éclats de lumière derrière mes paupières closes. Mais ce soir-là, c’est la guitare de papa qui a tout changé.

Il grattait les cordes doucement, comme s’il avait peur de me réveiller trop brusquement. Sa voix tremblait sur « Ne me quitte pas » de Jacques Brel. J’ai senti une larme couler sur ma joue, ou peut-être était-ce la sienne. Je voulais lui répondre, hurler que j’étais là, prisonnière de mon propre corps. Mais rien ne sortait.

Vingt mois. C’est ce qu’on m’a dit plus tard. Vingt mois entre la vie et la mort, suspendue à un fil que maman voulait couper et que papa refusait de lâcher. Ils se disputaient tous les jours dans ma chambre d’hôpital à la Pitié-Salpêtrière. Maman voulait tourner la page, recommencer à vivre pour mon petit frère Hugo. Papa, lui, venait chaque soir avec sa vieille guitare en bois, celle qu’il avait achetée à Pigalle quand il avait vingt ans.

— Tu t’acharnes pour rien, François ! Elle ne reviendra pas !

— Tant qu’il y a un souffle, je reste. Tu peux partir si tu veux.

Leur amour s’est effrité sur mon lit d’hôpital. Je le sentais dans l’air, dans les silences lourds quand maman entrait déposer un bouquet de pivoines sans un mot. Hugo ne venait plus. Il avait peur, disait-il. Peur de voir sa grande sœur comme une poupée cassée.

Je me souviens du jour où tout a basculé. Un accident idiot : une voiture qui grille un feu rouge à Bastille alors que je rentrais du lycée avec mes écouteurs vissés sur les oreilles. Le choc, le noir, puis le silence. Les médecins ont dit à mes parents que j’avais moins de 5% de chances de me réveiller. Maman a pleuré toutes les larmes de son corps. Papa s’est accroché à l’idée que la musique pouvait traverser les murs les plus épais.

Il jouait chaque soir : Brassens, Barbara, Aznavour… Parfois il me parlait comme si j’étais là :

— Tu te souviens quand on chantait « La Javanaise » dans la cuisine ?

Il racontait des anecdotes sur mon enfance, sur mes rêves de devenir danseuse étoile à l’Opéra Garnier. Il me lisait les messages de mes amis du lycée qui avaient peu à peu cessé d’écrire.

Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre la fenêtre et que papa jouait « Les feuilles mortes », j’ai senti mes doigts bouger. Un frisson a parcouru mon bras. J’ai ouvert les yeux. La lumière m’a brûlé la rétine. Papa a lâché sa guitare qui a heurté le sol dans un bruit sourd.

— Léa ? Mon Dieu… Léa !

Il a hurlé si fort que l’infirmière a accouru. Les jours suivants sont flous : des médecins qui se penchent sur moi, des tests, des pleurs de joie et d’incrédulité. Maman est revenue en courant, Hugo m’a serrée si fort que j’ai cru étouffer.

Mais le réveil n’était pas un conte de fées. Mon corps était lourd, étranger. J’avais raté deux anniversaires d’Hugo, le divorce de mes parents, la mort de ma grand-mère. Mes amis avaient changé de lycée ou étaient partis à la fac. Je n’étais plus qu’un fantôme dans leur monde.

La rééducation fut un calvaire : apprendre à marcher, à parler sans bégayer, à accepter mon reflet dans le miroir. Papa était là à chaque séance, guitare en main.

— On recommence doucement… Do, ré, mi…

Parfois je lui en voulais : pourquoi s’être autant acharné ? Pourquoi m’avoir ramenée dans une vie qui n’était plus la mienne ? Maman évitait mon regard ; elle avait refait sa vie avec un collègue du bureau. Hugo ne savait plus comment me parler.

Un soir, alors que je pleurais dans ma chambre redevenue trop petite pour mes rêves brisés, papa est venu s’asseoir au pied du lit.

— Tu sais pourquoi je n’ai jamais arrêté ? Parce que je t’aime plus que tout et que je savais que tu m’entendais.

J’ai posé ma tête sur son épaule et j’ai pleuré toutes les larmes retenues pendant vingt mois.

Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment revenir d’aussi loin ? Est-ce que l’amour d’un père suffit à recoller les morceaux d’une vie fracassée ? Qu’auriez-vous fait à ma place… ou à celle de mes parents ?