Le festin du silence : Chronique d’une mère oubliée
« Tu pourrais au moins goûter, Julien ! » Ma voix tremble, plus de fatigue que de colère. Devant moi, mon fils repousse son assiette, l’air absent, les yeux rivés sur son téléphone. Camille, ma belle-fille, esquisse un sourire poli, mais je sens bien qu’elle n’a pas faim non plus. Le gratin dauphinois fume encore, la croûte dorée craque sous la cuillère. J’ai passé trois heures à l’éplucher, à surveiller la cuisson, à espérer ce moment.
Depuis que j’ai pris ma retraite de la mairie de Tours, il y a trois ans, je me suis jetée à corps perdu dans la cuisine. Je voulais retrouver une place dans la vie de mes enfants, leur prouver que j’étais encore utile. Julien et Camille vivent à vingt minutes de chez moi, dans un appartement moderne où tout est blanc, froid, impersonnel. Je viens chaque mercredi et chaque dimanche avec mes plats mijotés, mes desserts d’antan. J’apporte aussi des petits pots pour Chloé, ma fille cadette, qui travaille trop pour se nourrir correctement. Mais elle ne vient presque jamais aux repas de famille.
« Maman, on n’a pas très faim ce soir… » Julien évite mon regard. Camille se lève déjà pour débarrasser. Je reste seule devant la table dressée, les bougies s’éteignent dans un souffle invisible. Je me sens vieille, inutile. J’ai sacrifié mes loisirs, mes amies du club de lecture, pour eux. J’ai même arrêté la peinture. Tout ça pour quoi ?
Un soir d’hiver, alors que je rentre chez moi sous la pluie battante, je croise ma voisine, Madame Lefèvre. Elle me demande si je vais bien. Je souris faiblement : « Oh vous savez… Les enfants… » Elle me serre la main avec compassion. « On ne vit plus pour soi à notre âge… »
Le dimanche suivant, j’arrive chez Julien avec une blanquette de veau fumante. Je frappe à la porte. Personne ne répond. J’appelle sur le portable de Julien : « Ah mince maman, on est partis chez des amis à Bordeaux pour le week-end… On t’a oublié ? » La voix de mon fils est lointaine, gênée. Je reste plantée sur le palier, le plat brûlant entre les mains.
Ce soir-là, je mange seule devant la télévision. Les images défilent sans que je les voie vraiment. Je pense à mon mari disparu il y a dix ans. Lui au moins me remerciait pour chaque repas. J’entends encore sa voix : « Tu es la meilleure cuisinière du monde, Victoire ! »
Les semaines passent. Je continue à cuisiner, mais le cœur n’y est plus. Chloé m’appelle parfois : « Désolée maman, j’ai une réunion tard ce soir… » Toujours une excuse. Un jour, je décide de ne rien préparer du tout. Le silence emplit mon appartement. Personne ne remarque mon absence.
Un mercredi soir, alors que je range mes casseroles inutilisées, Julien débarque sans prévenir. Il a l’air fatigué. « Maman… On peut parler ? » Il s’assoit maladroitement sur le canapé.
— Tu sais… Camille trouve que tu viens trop souvent. On n’a plus vraiment d’intimité…
— Ah…
— Et puis… On n’a pas toujours envie de manger des plats traditionnels… On commande souvent des sushis ou des pizzas avec les copains.
Je sens une boule dans ma gorge. Tout ce temps passé à vouloir leur faire plaisir… Pour rien ?
— Tu aurais pu me le dire avant…
— On ne voulait pas te blesser.
Je me lève brusquement.
— Vous m’avez déjà blessée.
Julien baisse les yeux.
Après son départ, je reste longtemps assise dans le noir. Je repense à ma vie d’avant : les rires autour de la table, les anniversaires où tout le monde se pressait dans la cuisine en réclamant une part de tarte aux pommes. Où sont passés ces moments ?
Quelques jours plus tard, Chloé m’invite à déjeuner dans un petit bistrot du centre-ville.
— Maman… Tu devrais penser à toi maintenant. Fais-toi plaisir ! Reprends la peinture ! Sors avec tes amies !
Je la regarde avec tristesse.
— Mais si je ne cuisine plus pour vous… Qui suis-je ?
Chloé me serre la main.
— Tu es ma mère. Pas ma cuisinière.
Je rentre chez moi bouleversée. J’ouvre mon vieux carton de tubes d’aquarelle et je commence à peindre un bouquet de pivoines. Les couleurs éclatent sur le papier comme une promesse timide.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de préparer un plat pour Julien ou Chloé. Mais je ne force plus personne à venir le manger. J’apprends doucement à vivre pour moi-même.
Parfois je me demande : pourquoi tant de mères en France se sacrifient-elles ainsi pour leurs enfants adultes ? Est-ce vraiment ça, aimer ? Ou bien est-ce qu’on s’oublie trop facilement derrière nos fourneaux ?