Cinq ans plus tard, la dette oubliée : entre loyauté familiale et justice

« Tu ne vas quand même pas laisser passer ça, Charlotte ! » La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, les jointures blanches, le regard perdu dans la buée qui s’élève. Cinq ans. Cinq ans que Roy et Édith — mes beaux-parents — nous ont demandé cette somme. Dix mille euros. À l’époque, c’était tout ce que nous avions de côté, une partie de mon congé maternité et les économies d’Alexandre. « C’est juste pour quelques mois, ma chérie », avait promis Édith, sa voix douce mais pressante au téléphone. « On doit absolument refaire la toiture de la maison à Arcachon avant l’hiver. »

J’avais accepté sans trop réfléchir. Après tout, ils étaient la famille d’Alexandre, et je venais d’accoucher de notre petite Lucie. On se disait qu’on aurait le temps de reconstituer nos économies. Mais les mois sont devenus des années. Jamais un mot sur le remboursement. Juste des cartes postales de vacances, des photos de la maison rénovée, Édith rayonnante sur la terrasse en bois flambant neuf.

Aujourd’hui, alors que Lucie entre en CP et que nos finances sont toujours fragiles — surtout avec l’inflation et les factures qui s’accumulent —, ma mère ne décolère pas. « Tu sais ce que c’est, Charlotte ? C’est du mépris. Ils profitent de votre gentillesse ! »

Alexandre, lui, esquive le sujet. « Ce sont mes parents… Ils ont eu des difficultés à l’époque. Et puis, ils nous ont beaucoup aidés pour notre mariage… » Il soupire, fatigué par mes relances. « On n’est pas à dix mille euros près… »

Mais moi, je sens la rancœur me ronger. Chaque fois qu’Édith m’appelle pour parler de ses projets de voyage ou de ses nouveaux rideaux, j’ai envie de hurler. Comment peut-elle ignorer ce qu’elle nous doit ?

Un dimanche midi chez eux, alors que tout le monde rit autour du gigot, je sens la tension monter en moi comme une vague prête à tout emporter. Édith s’extasie sur sa nouvelle cuisine : « Tu verrais le plan de travail en marbre ! Un vrai bijou ! »

Je lance un regard à Alexandre. Il baisse les yeux sur son assiette. Ma mère, assise à côté de moi, me serre discrètement la main sous la table.

Après le repas, alors qu’Édith débarrasse les assiettes, je la rejoins dans la cuisine. Mon cœur bat trop fort.

— Édith… Je voulais te parler d’un truc un peu délicat…

Elle se tourne vers moi, sourcils levés.

— Tu te souviens de l’argent qu’on vous avait prêté pour la maison à Arcachon ?

Un silence gênant s’installe. Elle pose une assiette dans l’évier.

— Oh… Oui… Je sais que ça fait longtemps… Mais tu sais, avec la retraite et tout… On n’a pas eu l’occasion…

Je sens mes joues brûler.

— C’est juste que… On commence à avoir du mal aussi. Lucie grandit, il y a l’école, les activités…

Elle me coupe :

— Je comprends, Charlotte. Mais tu sais bien qu’on vous aime beaucoup… On trouvera une solution.

Mais rien ne vient. Les semaines passent. Alexandre évite le sujet plus que jamais. Ma mère me harcèle : « Tu dois insister ! Ce n’est pas normal ! »

Un soir d’automne, alors que je rentre tard du travail et que Lucie dort déjà, je trouve Alexandre assis dans le noir du salon.

— Tu leur as reparlé ?

Il secoue la tête.

— Je ne veux pas leur faire de peine… Tu sais comment est ma mère… Elle se vexerait pour un rien.

Je m’effondre sur le canapé.

— Et moi ? Tu penses à moi ? À ce que ça me fait d’être prise pour une imbécile ?

Il ne répond pas. Le silence s’étire entre nous comme un gouffre.

Les mois passent encore. Les fêtes approchent. Édith m’appelle pour m’inviter à Noël dans leur maison d’Arcachon — celle-là même pour laquelle nous avons tout sacrifié.

Je raccroche en pleurant.

Le soir du réveillon, ma mère refuse de venir : « Je ne peux pas faire semblant avec ces gens-là ! » Alexandre tente de détendre l’atmosphère : « Allez, c’est Noël… » Mais rien n’y fait.

Au dessert, Édith porte un toast : « À la famille ! Merci d’être là ! » Je sens une boule dans ma gorge. Je regarde Lucie qui rit avec son grand-père Roy.

Plus tard dans la soirée, alors que tout le monde dort, je descends dans le salon vide et m’assois devant le sapin illuminé. Alexandre me rejoint en silence.

— Tu sais… commence-t-il doucement. Peut-être qu’on devrait juste tourner la page. Pardonner et avancer.

Je secoue la tête, les larmes aux yeux.

— Mais comment avancer quand on se sent trahie par ceux qu’on aime ? Est-ce vraiment ça, la famille ? Pardonner sans justice ? Ou bien faut-il parfois réclamer ce qui nous est dû pour se respecter soi-même ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?