Entre Deux Foyers : Quand la Famille Dévore Plus Que le Pain Quotidien
— Tu te rends compte, Camille ? Il ne reste même pas un yaourt ! Tu crois que c’est normal ?
La voix de Julien résonne dans la cuisine vide, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du frigo, les yeux rivés sur l’étagère du bas où il ne reste qu’un vieux pot de moutarde. Je n’ose pas répondre tout de suite. Pauline est passée hier soir avec ses deux petits, Léa et Hugo. Ils ont tout mangé : le pain, les compotes, même les restes du gratin que je gardais pour mon déjeuner.
— Je sais… Mais tu sais bien que Pauline galère en ce moment. Elle n’a plus rien à la maison. Je ne peux pas la laisser comme ça, murmuré-je en évitant son regard.
Julien claque la porte du frigo et s’appuie contre le plan de travail. Il soupire, fatigué, les traits tirés par l’inquiétude.
— Et nous alors ? Tu crois qu’on roule sur l’or ? On fait comment pour finir le mois ?
Je sens la colère monter en moi, mêlée à une honte sourde. Depuis que maman est partie, c’est moi qui tiens la baraque. Je jongle entre mon boulot à la mairie et les courses, les factures, les devoirs de mes propres enfants. Pauline, elle, a tout perdu après son divorce : boulot, appart, confiance en elle. Alors oui, elle débarque souvent chez moi avec ses gamins affamés. Et moi, je donne ce que je peux… parfois plus que ce que j’ai.
— Tu crois que ça me fait plaisir ? Tu crois que j’aime voir le frigo vide ? Mais Pauline… elle n’a personne d’autre !
Julien secoue la tête, exaspéré.
— Elle doit apprendre à se débrouiller ! On ne peut pas porter tout le monde sur notre dos !
Un silence lourd s’installe. Je repense à hier soir : Léa qui riait en croquant dans une tartine de confiture, Hugo qui me serrait fort en me remerciant. J’ai vu dans leurs yeux la faim, mais aussi la joie d’être ensemble. Et dans ceux de Pauline… une détresse immense, un mélange de gratitude et d’humiliation.
Je me souviens de notre enfance à Lyon, quand papa rentrait tard et que maman nous préparait des soupes avec trois fois rien. On partageait tout, même le peu qu’on avait. Est-ce que j’ai le droit aujourd’hui de refuser ce partage ?
Julien reprend, plus doux :
— Camille… Je comprends que tu veuilles aider Pauline. Mais tu t’oublies. Tu t’épuises pour tout le monde. Et moi… j’ai peur qu’on s’écroule tous ensemble.
Je baisse les yeux. Il a raison. Depuis des mois, je dors mal. Je compte chaque euro au supermarché. Mes enfants commencent à râler parce qu’il n’y a plus de goûter à la maison. Et pourtant… comment fermer la porte à ma sœur ?
Le téléphone vibre sur la table. Un message de Pauline : « Merci encore pour hier soir… Les enfants dorment enfin le ventre plein. Je t’aime fort. »
Je sens les larmes monter. J’aimerais lui répondre « Ne t’inquiète pas », mais je n’en ai plus la force.
Julien s’approche et pose une main sur mon épaule.
— On doit trouver une solution. Peut-être qu’on peut demander de l’aide à la mairie ? Ou voir avec l’assistante sociale ?
Je hoche la tête sans conviction. La honte me serre la gorge : demander de l’aide… Encore ? J’ai déjà l’impression d’être une charge pour tout le monde.
Le soir tombe sur notre petit appartement de Villeurbanne. Les enfants dorment dans la chambre voisine. Je m’assois sur le canapé, épuisée. Julien s’est enfermé dans la salle de bains pour souffler un peu.
Je repense à Pauline, à ses mains tremblantes quand elle sert ses enfants contre elle. À moi, qui me débats entre générosité et survie. À Julien, qui voudrait juste un peu de répit.
Est-ce ça, être une famille ? S’aimer jusqu’à se dévorer soi-même ? Où est la limite entre solidarité et sacrifice ?
Je ferme les yeux et murmure :
— Est-ce qu’on a le droit d’arrêter d’aider ceux qu’on aime… juste pour se sauver soi-même ?
Et vous… jusqu’où iriez-vous pour votre famille ?