Le choix d’Aurélie : Entre pardon et survie

— Tu ne vas pas me laisser mourir, Aurélie ?

La voix de mon père résonne dans la cuisine, rauque, presque étranglée. Il est assis là, les mains tremblantes autour d’un mug de café froid, le visage creusé par la maladie et les années. Je reste debout, dos au mur, les bras croisés sur ma poitrine comme un bouclier invisible. Je sens le regard de ma mère posé sur moi, lourd de reproches silencieux.

— Tu es sa fille, Aurélie. On ne tourne pas le dos à sa famille, murmure-t-elle sans me regarder.

Mais qu’est-ce que ça veut dire, être une famille ?

Je ferme les yeux et tout revient. Les cris dans le salon, les portes qui claquent, les insultes qui pleuvaient comme des gifles. J’avais huit ans quand il a commencé à rentrer du travail avec cette odeur d’alcool âcre. Dix ans quand il a levé la main pour la première fois. Douze ans quand j’ai compris que je devrais apprendre à me défendre seule.

— Tu n’es qu’une ingrate ! s’emporte-t-il soudain. Après tout ce que j’ai fait pour toi…

Je sens la colère monter, brûlante, incontrôlable. Tout ce qu’il a fait pour moi ? Les nuits passées à pleurer sous ma couette, les bleus que je cachais à l’école, la peur qui me rongeait chaque fois que j’entendais ses pas dans le couloir ?

— Tu veux vraiment qu’on parle de tout ce que tu as fait ?

Ma voix tremble mais je ne baisse pas les yeux. Il détourne le regard, soudain minuscule dans son fauteuil. Ma mère serre les lèvres. Elle n’a jamais rien dit, jamais rien vu. Ou plutôt, elle a choisi de ne rien voir.

Dans la petite ville de Saint-Étienne où j’ai grandi, on ne parle pas de ces choses-là. On fait bonne figure devant les voisins, on sourit aux repas de famille, on enterre les secrets sous le tapis du salon. Mais moi, je n’ai jamais oublié.

Quand j’ai eu dix-huit ans, j’ai fui. J’ai pris le premier train pour Lyon avec une valise cabossée et quelques billets froissés. J’ai dormi chez des amis, enchaîné les petits boulots. J’ai mis des années à me reconstruire, à croire que je méritais autre chose que la peur et la honte.

Et maintenant il est là, malade, vulnérable. Son rein ne tient plus qu’à un fil et je suis compatible. Le médecin l’a dit : « Votre fille pourrait vous sauver la vie. »

Mais à quel prix ?

Les semaines passent et la pression monte. Ma tante m’appelle tous les soirs :

— Tu ne peux pas laisser ton père mourir comme ça !

Mon cousin m’envoie des messages :

— On n’abandonne pas les siens.

Même mon frère Paul, qui a quitté la maison dès qu’il a pu, me supplie :

— Fais-le pour maman…

Mais personne ne me demande ce que je ressens. Personne ne se souvient de la petite fille terrorisée qui priait pour que la nuit passe vite.

Un soir, je retrouve mon père seul dans le salon. Il regarde par la fenêtre, le visage fermé.

— Pourquoi tu me détestes autant ?

Je prends une grande inspiration.

— Je ne te déteste pas. Mais je ne peux pas oublier.

Il se tourne vers moi, les yeux brillants d’une colère triste.

— J’étais jeune… J’ai fait des erreurs…

— Ce n’étaient pas des erreurs. C’était de la violence.

Un silence épais s’installe entre nous. Je sens son désespoir mais aussi ma propre douleur, intacte malgré les années.

Le jour du rendez-vous à l’hôpital approche. Je dors mal, je fais des cauchemars. Je revois ses mains qui se referment sur mon bras, ses mots qui me transpercent encore aujourd’hui.

La veille de l’opération prévue, je prends une décision. Je me rends chez mes parents une dernière fois.

— Papa… Je suis désolée mais je ne peux pas te donner mon rein.

Il me regarde comme si je venais de lui annoncer sa condamnation à mort.

— Tu vas me laisser crever ?

Je retiens mes larmes.

— J’ai passé toute ma vie à essayer de survivre à ce que tu m’as fait. Aujourd’hui, je choisis de survivre pour moi.

Ma mère éclate en sanglots. Mon père baisse la tête. Je sors de la maison sans me retourner.

Dans le train qui me ramène à Lyon, je regarde défiler les paysages familiers et je sens un poids immense se lever de mes épaules. Pour la première fois depuis longtemps, je respire vraiment.

Est-ce égoïste de choisir sa propre guérison plutôt que celle d’un parent ? Peut-on vraiment pardonner sans justice ni réparation ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?