Le Pari Qui Nous a Brisés

« Tu te moques de moi, Paul ? »

La voix de Victoria tremble, oscillant entre colère et chagrin. Nous sommes dans ma cuisine, à Paris, un soir d’octobre où la pluie tambourine contre les vitres. Je serre la tasse de café entre mes mains, incapable de soutenir son regard. Je sens déjà le gouffre s’ouvrir sous mes pieds.

Tout a commencé six mois plus tôt. J’avais rencontré Victoria sur une application de rencontres. Son profil m’avait tout de suite attiré : une photo d’elle devant la fontaine Saint-Michel, un sourire éclatant, et cette phrase : « Cherche quelqu’un qui aime les livres et les balades sous la pluie. » J’ai su que je devais lui écrire. Très vite, nos échanges sont devenus quotidiens, puis passionnés. Elle m’a parlé de ses études de lettres à la Sorbonne, de ses rêves d’écrire un roman, de ses week-ends à la campagne chez ses grands-parents à Angers. Moi, j’ai choisi de rester vague sur ma vie. J’ai dit que je travaillais dans une petite agence de communication, que je vivais dans un studio à Belleville, que je galérais un peu comme tout le monde.

La vérité, c’est que je suis le fils unique d’une famille aisée du XVIe arrondissement. Mon père, François Dubois, dirige une entreprise familiale prospère depuis trois générations. Ma mère, Hélène, est avocate. J’ai grandi dans le confort, entouré de tableaux et de livres rares. Mais j’ai toujours eu peur que l’argent attire les mauvaises personnes. Alors, avec Victoria, j’ai voulu faire un pari : cacher qui j’étais vraiment pour voir si elle m’aimait pour moi.

Au début, c’était grisant. Je découvrais la vie autrement : les courses au Franprix du coin, les soirées pizzas devant Netflix, les balades dans le parc des Buttes-Chaumont au lieu des dîners étoilés. Victoria riait de mes maladresses en cuisine, me taquinait sur mon accent snob quand je prononçais certains mots. Je me sentais vivant, léger. Mais plus notre relation avançait, plus le mensonge me pesait.

Un soir, elle m’a présenté à sa famille à Angers. Sa mère, une femme chaleureuse au regard franc, m’a posé mille questions sur mon enfance. J’ai esquivé tant bien que mal. Son père m’a offert un verre de vin et m’a parlé de ses difficultés à maintenir son exploitation agricole à flot. J’ai ressenti une honte sourde : moi qui n’avais jamais manqué de rien, je mentais à ces gens sincères.

De retour à Paris, Victoria a commencé à poser des questions. « Tu ne parles jamais de ta famille… Tu n’as pas de photos chez toi ? » J’ai inventé des excuses : parents divorcés, relations compliquées… Elle a hoché la tête sans insister mais j’ai vu le doute s’installer dans ses yeux.

Le jour où tout a éclaté reste gravé dans ma mémoire. J’étais au bureau quand ma mère m’a appelé : « Paul, tu as oublié ton portefeuille chez nous hier soir. Je te l’apporte ? » J’ai paniqué. Victoria devait passer chez moi ce soir-là. J’ai supplié ma mère de ne pas venir mais elle a insisté.

À 19h, alors que Victoria préparait des pâtes dans ma minuscule cuisine, on a sonné à la porte. Ma mère est entrée, élégante comme toujours, un sac Hermès à la main. « Bonjour Victoria ! Je suis Hélène Dubois, la maman de Paul. »

Le silence s’est abattu sur la pièce. Victoria a blêmi. Ma mère a posé le portefeuille sur la table et m’a lancé un regard interrogateur. Victoria a compris en un instant : le nom sur le portefeuille, l’attitude de ma mère… Tout s’est effondré.

« Tu t’appelles Paul Dubois ? Le fils Dubois ? » Sa voix était rauque.

J’ai tenté d’expliquer : « Je voulais juste… savoir si tu m’aimais pour moi… »

Elle a reculé d’un pas : « Tu m’as menti pendant six mois ! Tu t’es moqué de moi ! »

J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle s’est dérobée.

« Comment veux-tu que je te fasse confiance maintenant ? »

Elle est partie sans se retourner.

Les jours qui ont suivi ont été un enfer. J’ai tenté de l’appeler, d’envoyer des messages. Elle ne répondait pas. J’ai erré dans Paris comme une âme en peine, passant devant les lieux où nous avions ri ensemble : le café du Marais où elle écrivait sur son carnet bleu, le cinéma du quartier Latin où nous avions vu ce film absurde avec Depardieu…

Ma famille n’a rien compris à mon désespoir. Mon père m’a reproché mon « expérience stupide », ma mère m’a conseillé d’oublier Victoria et de « trouver quelqu’un du même milieu ». Mais je ne voulais pas renoncer.

Un soir d’hiver, j’ai croisé Victoria par hasard sur le pont des Arts. Elle était avec une amie mais nos regards se sont croisés. Elle s’est arrêtée.

« Paul… Pourquoi ? Pourquoi tu n’as pas eu confiance en moi ? »

Je n’ai pas su quoi répondre. Les mots restaient coincés dans ma gorge.

Elle a soupiré : « Tu sais ce qui me fait le plus mal ? Ce n’est pas ton argent… C’est que tu n’as pas cru en nous. »

Elle est repartie sous la pluie et je suis resté là, seul au milieu des cadenas rouillés.

Aujourd’hui encore, je repense à cette nuit-là. Est-ce qu’on peut aimer vraiment sans confiance ? Est-ce qu’on peut réparer ce qu’on a brisé par peur d’être soi-même ?

Et vous… auriez-vous pardonné un tel mensonge ?