Rien que du frais, ou rien du tout : Le prix de l’intransigeance

« Tu n’as pas fait les courses ? » La voix de Luc résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du micro-ondes, le plat surgelé prêt à être réchauffé. Mon cœur bat trop vite. Je sais déjà que ce soir ne sera pas comme les autres.

« J’ai eu une journée de folie au boulot, Luc. Je n’ai pas eu le temps… »

Il soupire, lève les yeux au ciel. « Tu sais bien que je ne supporte pas les plats industriels. On en a déjà parlé. »

Je sens mes joues brûler. J’ai envie de crier, de lui dire que je fais tout ce que je peux, que moi aussi j’ai des limites. Mais je ravale mes mots, comme d’habitude. Depuis trois ans que nous vivons ensemble à Lyon, Luc a toujours eu cette obsession : tout doit être frais, fait maison, parfait. Sa mère, Françoise, lui a appris à ne jamais faire de compromis sur la nourriture. Chez eux, même une salade devait être croquante, cueillie le matin même au marché.

Mais moi, je ne suis pas Françoise. Je m’appelle Joséphine, j’ai 32 ans, et parfois je suis fatiguée. Parfois j’aimerais juste qu’on mange des coquillettes au beurre devant la télé sans se juger.

Ce soir-là, j’ai craqué. J’ai mis le plat dans le micro-ondes, sans un mot. Le silence s’est installé entre nous, lourd comme une chape de plomb. Luc s’est assis à table, les bras croisés, le regard noir.

« Tu ne comprends pas… Pour moi, c’est important. C’est une question de respect », a-t-il lancé alors que je posais l’assiette devant lui.

J’ai éclaté : « Et moi ? Tu crois que ce n’est pas important pour moi d’être respectée ? Tu crois que j’aime passer deux heures chaque soir à cuisiner juste pour éviter tes reproches ? »

Il est resté interdit, surpris par ma colère. J’ai vu dans ses yeux une lueur d’incompréhension mêlée à de la peur. Peut-être réalisait-il pour la première fois à quel point ses exigences me pesaient.

Les jours suivants ont été tendus. Luc a tenté de se rattraper : il a proposé de cuisiner ensemble le week-end, d’aller au marché main dans la main comme un couple modèle. Mais le mal était fait. Chaque geste me rappelait son intransigeance passée.

Un dimanche matin, alors que nous étions chez ses parents pour déjeuner, Françoise a lancé : « Joséphine, tu as trouvé le secret pour garder Luc heureux ? Il faut toujours lui préparer du frais ! »

J’ai souri poliment, mais à l’intérieur, j’avais envie de hurler. Personne ne voyait ce que cela coûtait d’être à la hauteur de leurs attentes.

Un soir, après une dispute particulièrement violente – cette fois à propos d’un fromage trop sec – j’ai fait ma valise. Luc m’a suppliée de rester, promettant de changer. Mais je savais que ce n’était pas seulement une question de nourriture. C’était toute une façon de vivre, d’aimer, qui ne me convenait plus.

Je suis partie chez mon amie Camille à Villeurbanne. Elle m’a accueillie avec un grand bol de soupe en brique et du pain rassis. Nous avons ri aux éclats en trempant nos tartines dans la soupe tiède.

C’est là que j’ai compris : l’amour ne devrait pas être une épreuve quotidienne où l’on doit prouver sa valeur à coups de plats mijotés.

Aujourd’hui, je vis seule dans un petit appartement sous les toits. Je mange ce que je veux : parfois des plats préparés, parfois des recettes maison quand j’en ai envie. Je me sens libre.

Mais parfois, le soir, je repense à Luc et à sa façon de regarder chaque assiette comme un test d’amour. Est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un sans accepter ses failles ? Est-ce qu’on doit toujours se plier aux exigences de l’autre pour mériter sa place dans son cœur ?

Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour satisfaire les attentes de l’autre ?