L’été chez Mamie Nora : Un amour mis à l’épreuve

— Tu sais, Mamie, chez Mamie Victoria, on a une piscine et elle nous laisse manger des glaces quand on veut !

La voix de Léa résonne encore dans ma cuisine, tranchante comme une lame. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, tentant de masquer la brûlure qui monte en moi. Ce n’est pas la première fois que mes petits-enfants me comparent à Victoria, la mère de mon gendre. Mais aujourd’hui, alors que l’été commence à peine, je sens que quelque chose a changé.

Je m’appelle Nora, j’ai soixante-douze ans, et chaque été depuis la naissance de Léa et Paul, mes deux petits-enfants adorés, je les accueille dans ma maison à Angers. C’est notre tradition : des balades au bord de la Maine, des tartes aux abricots, des histoires racontées sous le vieux tilleul du jardin. Mais cette année, tout semble différent. Victoria a pris sa retraite et s’est installée à deux rues d’ici. Elle a tout pour plaire : une maison moderne, une piscine creusée, et surtout, une énergie débordante pour gâter les enfants.

— Léa, tu sais bien que chez moi aussi tu peux manger des glaces… mais pas avant le dîner, tu le sais !

Elle hausse les épaules et file retrouver Paul dans le jardin. Je reste seule dans la cuisine, envahie par un sentiment d’injustice. J’ai élevé ma fille seule après la mort de mon mari, j’ai tout sacrifié pour elle. Et aujourd’hui, c’est comme si mon amour ne suffisait plus.

Le soir venu, ma fille Claire arrive pour dîner. Elle sent la tension et tente de détendre l’atmosphère.

— Maman, tu sais… Les enfants sont contents d’être ici. Mais ils aiment aussi aller chez Victoria. Ce n’est pas contre toi.

Je la regarde, blessée.

— Tu crois que je ne vois pas ? Victoria leur offre tout ce que je ne peux pas leur donner. Elle veut prendre ma place.

Claire soupire.

— Personne ne prend ta place. Mais tu pourrais essayer de t’entendre avec elle… Pour les enfants.

Je ravale mes larmes. Comment expliquer ce que je ressens ? Cette peur sourde d’être remplacée, oubliée. J’ai toujours été forte, mais là…

Les jours passent et la rivalité s’installe. Les enfants passent une journée chez moi, une journée chez Victoria. Ils reviennent avec des histoires de sorties au zoo, de cadeaux et de friandises. Je tente de rivaliser : je ressors les vieux jeux de société, je prépare leurs plats préférés. Mais rien n’y fait. Je sens leur enthousiasme s’étioler quand ils sont ici.

Un après-midi, alors que je prépare un gâteau au chocolat avec Léa, elle me lance soudain :

— Mamie Nora, pourquoi tu ne fais pas comme Mamie Victoria ? Pourquoi tu ne nous emmènes jamais à Disneyland ?

Je m’arrête net. Disneyland… Comment pourrais-je rivaliser ? Ma pension ne me permet pas ce genre de folie.

— Je fais ce que je peux, ma chérie. Tu sais, quand j’étais petite, on n’allait jamais à Disneyland. On jouait dehors, on inventait des histoires…

Elle me regarde sans comprendre. Je sens un fossé se creuser entre nous.

Le soir même, j’appelle Claire.

— Je crois que je vais arrêter de les prendre cet été. Ils préfèrent être chez Victoria.

Ma voix se brise. Au bout du fil, Claire se tait un instant.

— Maman… Ne dis pas ça. Ils t’aiment. Mais ils sont enfants… Ils ne voient pas tout ce que tu fais pour eux.

Je raccroche en pleurant. La nuit est longue. Je repense à tous ces étés passés ensemble, à leurs rires dans le jardin, à leurs petits bras autour de mon cou. Est-ce vraiment fini ?

Le lendemain matin, je trouve Paul assis sur le perron.

— Mamie Nora… Tu peux me raconter l’histoire du chevalier Arthur ?

Je m’assois à côté de lui et commence à raconter. Peu à peu, Léa nous rejoint. Ils écoutent en silence, captivés par mon récit. Je sens leur attention revenir vers moi, timidement.

Plus tard dans la journée, Victoria passe devant la maison en voiture. Elle klaxonne et fait signe aux enfants de venir la voir. Ils hésitent puis courent vers elle. Je les regarde partir en riant avec elle et je sens une pointe de jalousie me transpercer.

Le soir venu, Claire revient chercher les enfants.

— Maman… Tu sais, tu pourrais inviter Victoria à prendre le thé un jour. Peut-être que ça détendrait l’atmosphère ?

Je refuse d’abord. Mais la solitude me pèse trop fort. Quelques jours plus tard, je prends mon courage à deux mains et invite Victoria.

Elle arrive avec un grand sourire et un bouquet de fleurs.

— Merci Nora ! Les enfants sont si heureux d’avoir deux grands-mères qui les aiment !

Nous parlons longtemps. Je découvre une femme qui a aussi ses blessures : elle a perdu son mari jeune elle aussi, elle a élevé son fils seule dans une banlieue difficile.

Peu à peu, la rivalité laisse place à une complicité inattendue. Nous organisons ensemble des sorties pour les enfants : pique-nique au parc Balzac, visite du château d’Angers… Les enfants retrouvent leur joie d’avant.

Mais au fond de moi subsiste une douleur sourde : celle d’avoir cru que l’amour pouvait se mesurer en cadeaux ou en sorties spectaculaires.

Aujourd’hui encore, alors que l’été touche à sa fin et que la maison retrouve son calme, je me demande : pourquoi avons-nous tant peur d’être remplacés ? L’amour d’une grand-mère suffit-il vraiment face aux promesses du monde moderne ? Est-ce que nos souvenirs simples compteront autant que toutes ces distractions ?

Et vous… avez-vous déjà eu peur de perdre votre place dans le cœur de ceux que vous aimez ?