Les Appels de Ma Fille : Entre Espoir et Désillusion
— Maman, tu pourrais me dépanner encore ce mois-ci ?
La voix de Camille résonne dans le combiné, tremblante mais déterminée. Je serre le téléphone si fort que mes jointures blanchissent. Je devrais être heureuse d’entendre ma fille, mais la boule dans mon ventre me rappelle que cet appel n’est pas un appel d’amour. C’est une demande, encore une. Je ferme les yeux un instant, revois son visage d’enfant, ses rires dans le jardin de notre maison à Tours, avant que tout ne change.
— Tu sais, Camille, ton père et moi…
— S’il te plaît, maman. J’ai vraiment besoin de toi. Je te promets que c’est la dernière fois.
La dernière fois. Elle me l’a dit tant de fois. Je voudrais la croire, mais chaque fois que nous lui envoyons de l’argent, elle disparaît à nouveau. Plus de nouvelles pendant des semaines, parfois des mois. Son silence est un gouffre dans lequel je tombe à chaque fois.
Je raccroche, le cœur lourd. Paul, mon mari, entre dans la cuisine. Il a tout entendu. Il ne dit rien, mais son regard en dit long : lassitude, tristesse, colère rentrée.
— Tu vas encore lui envoyer ?
Je hoche la tête sans répondre. Comment faire autrement ? C’est ma fille. Même si elle ne pense à nous que lorsqu’elle a besoin de quelque chose, je ne peux pas m’empêcher d’espérer qu’un jour elle m’appellera juste pour parler, pour demander comment je vais.
Le soir venu, je m’assois sur le canapé, une tasse de thé refroidie entre les mains. Paul s’installe à côté de moi.
— Tu sais qu’on ne pourra pas continuer comme ça éternellement, Hélène. On n’a pas une retraite en or. Et puis… elle ne nous appelle jamais pour autre chose.
Je sens les larmes monter. Je me sens coupable : coupable d’avoir trop donné, coupable de ne pas avoir su la rendre heureuse ou indépendante. Où avons-nous échoué ?
Le lendemain matin, je décide d’appeler Camille avant de faire le virement. Elle décroche rapidement.
— Oui ?
— Camille… Tu sais que tu peux venir nous voir ? On pourrait déjeuner ensemble dimanche…
Un silence gênant s’installe.
— Je suis débordée en ce moment, maman. Mais je t’appelle bientôt, promis.
Je raccroche avant qu’elle n’ait le temps d’ajouter autre chose. Je regarde la photo de famille sur le buffet : Camille à 10 ans, Paul et moi souriants derrière elle. Où est passée cette complicité ?
Les jours passent. Je guette son appel, un message, n’importe quoi. Rien. Je me surprends à envier mes amies qui parlent de leurs enfants avec fierté et tendresse. Moi, je n’ose plus évoquer Camille ; j’ai honte de cette relation bancale.
Un dimanche matin, alors que Paul lit le journal dans le salon, je reçois un SMS : « Merci maman pour l’argent. Bisous. » Pas un mot de plus. Mon cœur se serre. J’ai envie de hurler : « Et moi ? Tu penses à moi ? » Mais je me tais.
Le soir même, Paul explose :
— Hélène, il faut qu’on arrête ! On ne fait que l’encourager à nous utiliser ! Elle ne changera jamais si on continue comme ça !
Je fonds en larmes.
— C’est notre fille… Je ne peux pas lui tourner le dos…
Il soupire et me prend la main.
— On doit penser à nous aussi.
Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à toutes ces années où j’ai cru qu’en donnant tout à Camille — amour, soutien financier, attention — elle finirait par revenir vers nous autrement que pour demander de l’aide. Mais je me rends compte que j’ai peut-être contribué à cette dépendance.
Quelques jours plus tard, je décide d’écrire une lettre à Camille. Pas un mail, pas un SMS : une vraie lettre manuscrite.
« Ma chérie,
Je t’aime plus que tout au monde. Mais j’ai mal quand tu ne m’appelles que pour demander de l’argent. J’aimerais tant retrouver la complicité que nous avions avant… J’aimerais savoir comment tu vas vraiment, ce qui te rend heureuse ou triste. J’aimerais être ta mère autrement qu’un distributeur automatique. Je t’en prie, reviens vers nous… »
J’envoie la lettre sans trop y croire.
Une semaine passe sans réponse. Puis deux. Puis trois.
Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres et que Paul s’est endormi devant la télévision, mon téléphone sonne. C’est Camille.
— Maman…
Sa voix est différente cette fois-ci : fatiguée, brisée.
— Je suis désolée… J’ai lu ta lettre… Je crois que j’ai besoin d’aide… mais pas seulement financière…
Mon cœur explose d’espoir et d’angoisse mêlés.
— On est là pour toi, Camille. On sera toujours là… mais il faut qu’on parle vraiment.
Ce soir-là, pour la première fois depuis des années, j’ai senti que quelque chose pouvait changer.
Mais au fond de moi subsiste cette question lancinante : comment réapprendre à aimer sans se perdre soi-même ? Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui a été brisé si longtemps ?