Mon refus, mon regret : L’histoire d’une mère face à l’amour de son fils

« Tu ne comprends pas, maman ! » La voix de Sébastien résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. J’ai serré la tasse de café entre mes mains, tentant de calmer le tremblement qui me gagnait. Il me fixait, les yeux brillants d’une colère que je ne lui connaissais pas. « Camille n’est pas comme tu crois. Elle est forte, elle m’aime, et son fils aussi. Pourquoi tu refuses de la rencontrer ? »

Je n’ai rien répondu. J’ai détourné le regard vers la fenêtre, où la pluie martelait les carreaux de notre petit appartement à Nantes. J’aurais voulu lui dire que je faisais tout ça pour lui, pour qu’il ne connaisse pas les mêmes galères que moi. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Sébastien est tout pour moi. Son père nous a quittés quand il avait à peine trois ans, et depuis, j’ai trimé pour lui offrir une vie décente. Je me suis privée, j’ai cumulé les heures à l’hôpital comme aide-soignante, j’ai refusé toutes les mains tendues pour ne pas dépendre des autres. Je voulais qu’il soit libre, heureux, qu’il ne porte jamais le poids d’une famille brisée.

Mais voilà qu’à vingt-cinq ans, il me présente Camille. Une jolie fille, certes, mais déjà mère d’un petit garçon de cinq ans, Hugo. Sébastien me parle d’amour, de famille recomposée, de bonheur simple. Moi, je ne vois que les difficultés : les fins de mois serrées, les jugements des voisins, la fatigue qui s’accumule. Je ne veux pas qu’il sacrifie sa jeunesse pour élever l’enfant d’un autre.

Un soir, alors qu’il rentrait tard du travail, je l’attendais dans le salon. La télévision diffusait un vieux film que je n’écoutais même pas. Quand il a franchi la porte, j’ai pris mon courage à deux mains.

— Sébastien, il faut qu’on parle.

Il a soupiré, s’est laissé tomber sur le canapé.

— Je sais ce que tu vas dire…

— Tu es sûr de toi ? Tu veux vraiment t’engager avec une femme qui a déjà un enfant ? Tu n’as même pas vécu ta propre vie !

Il s’est redressé brusquement.

— Ma vie, c’est moi qui la choisis ! Camille m’apporte ce que tu n’as jamais compris : la tendresse, la confiance… Et Hugo est un gamin formidable.

J’ai senti une pointe de jalousie me traverser le cœur. Comment pouvait-il préférer cette femme à sa propre mère ?

Les semaines ont passé. Sébastien s’est éloigné. Il passait ses week-ends chez Camille, ne rentrait plus dîner avec moi le dimanche soir. Je voyais bien que je le perdais. Un matin, il a laissé une lettre sur la table : « Maman, je pars vivre avec Camille et Hugo. J’espère qu’un jour tu comprendras. »

Le silence qui a suivi m’a déchirée. J’ai erré dans l’appartement vide, ramassant ses affaires oubliées comme on ramasse des souvenirs brisés. J’ai voulu l’appeler, lui dire que j’étais désolée, mais la fierté m’en empêchait.

Ma sœur, Claire, a tenté de me raisonner :

— Tu vas vraiment laisser ton fils partir sans rien faire ? Tu sais ce que c’est d’être seule… Tu devrais au moins essayer de connaître Camille.

Mais je restais campée sur mes positions. Je me disais que Sébastien finirait par revenir à la raison.

Un dimanche après-midi, alors que je faisais mes courses au marché de Talensac, je suis tombée sur eux. Sébastien tenait Hugo par la main ; Camille souriait timidement. Ils semblaient heureux, complices. J’ai senti un pincement au cœur en voyant mon fils rire avec cet enfant qui n’était pas le sien.

Camille s’est approchée :

— Bonjour Madame Martin… Je sais que vous avez des réserves à mon égard. Mais je vous promets que je rends Sébastien heureux.

Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai marmonné un « bonjour » maladroit avant de tourner les talons.

Les mois ont passé. Noël est arrivé. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, j’ai décoré le sapin seule. Pas de rires dans l’appartement, pas d’odeur de chocolat chaud ni de papier cadeau froissé au petit matin. Juste moi et mes regrets.

Un soir de janvier, Sébastien m’a appelée.

— Maman… Hugo est malade. Camille est à bout… Est-ce que tu pourrais venir nous aider ?

Mon cœur s’est serré. J’ai hésité longuement avant d’accepter. Quand je suis arrivée chez eux, j’ai trouvé Camille épuisée, les yeux cernés d’inquiétude. Hugo avait une forte fièvre ; il pleurait dans son lit.

J’ai pris les choses en main comme à l’hôpital : compresses fraîches, sirop pour la fièvre… Peu à peu, Hugo s’est calmé et s’est endormi dans mes bras.

Camille m’a regardée avec reconnaissance.

— Merci… Je ne sais pas comment j’aurais fait sans vous.

Ce soir-là, j’ai vu autre chose dans ses yeux : une femme courageuse qui se battait pour son enfant et pour l’homme qu’elle aimait. J’ai compris que mes peurs n’étaient que le reflet de mes propres blessures.

Mais le mal était fait. Sébastien gardait ses distances ; il ne me confiait plus rien comme avant. J’avais brisé quelque chose entre nous par orgueil et par peur du passé.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’aurais pu agir autrement. Si j’avais accepté Camille dès le début, aurions-nous été une famille unie ? Ai-je condamné mon fils à se méfier de moi pour toujours ?

Parfois je me surprends à regarder des photos de Sébastien enfant et je pleure en silence. Tout ce que j’ai voulu éviter s’est finalement produit : la solitude, l’incompréhension…

Est-ce qu’on peut vraiment protéger ceux qu’on aime en leur imposant nos propres peurs ? Ou bien faut-il apprendre à lâcher prise et à faire confiance à leurs choix ?