Entre les Murs de l’Injustice : Mon Frère, Mon Logement, Ma Colère

« Tu ne comprends donc rien, Camille ? Paul a besoin de stabilité, il traverse une période difficile ! » La voix de maman résonne encore dans le couloir, tranchante comme un couteau. Je serre les poings, debout devant la porte de la cuisine. Papa baisse les yeux sur son assiette, comme toujours. Paul, lui, n’est même pas là ; il ne rentre plus que pour laver son linge ou demander de l’argent.

J’ai vingt-sept ans. Je travaille à la médiathèque municipale de Dijon. Mon frère Paul en a vingt-quatre ; il a arrêté ses études après le bac et enchaîne les petits boulots. Depuis deux ans, il occupe l’appartement que mes parents possèdent dans le centre-ville. Un deux-pièces lumineux, parquet ancien, moulures au plafond. Moi ? Je vis encore ici, dans ma chambre d’ado tapissée de posters délavés. L’autre appartement que mes parents possèdent est loué à des inconnus. J’ai demandé mille fois : « Pourquoi pas moi ? »

La réponse est toujours la même : « Paul a besoin d’aide. Toi, tu es forte. »

Mais ce soir-là, j’explose :
— Et moi alors ? Je n’ai pas le droit d’avoir ma vie ?
Maman soupire, fatiguée :
— Tu as un toit ici. Tu n’as pas à te plaindre.

Je quitte la table en claquant la porte. Dans ma chambre, j’étouffe. J’envoie un message à mon amie Sophie : « Encore une dispute avec ma mère. J’en peux plus… » Elle me répond aussitôt : « Viens dormir chez moi si tu veux. »

Mais je reste là, allongée sur mon lit, à fixer le plafond. Je repense à toutes ces années où j’ai été « la grande », celle qui doit comprendre, céder, attendre. Paul a toujours eu le droit à l’erreur. Quand il a planté sa première année de fac ? « Il est sensible, il faut le soutenir. » Quand il a perdu son job au café ? « Ce n’était pas sa faute. » Quand il a vidé le compte commun pour s’acheter une guitare ? « Il a besoin de s’exprimer. »

Moi, on ne m’a jamais pardonné une note en dessous de 15.

Le lendemain matin, je croise papa dans le couloir.
— Tu sais, ta mère veut juste éviter les conflits…
Je ris jaune.
— Elle les évite en me sacrifiant.
Il ne répond pas.

Au travail, je fais semblant de sourire aux lecteurs. Mais tout me pèse : les regards des collègues qui parlent de leurs projets immobiliers, les annonces d’appartements hors de prix sur Le Bon Coin que je consulte en cachette.

Le soir venu, Paul débarque à la maison.
— T’as pas dix euros ? J’ai plus rien pour finir la semaine.
Je le regarde avec rancœur.
— Pourquoi tu ne demandes pas à maman ?
Il hausse les épaules.
— Elle dit que tu peux bien m’aider un peu…

J’ai envie de hurler. Mais je lui tends un billet. Il sourit vaguement et repart aussitôt.

Quelques jours plus tard, j’ose aborder maman dans la cuisine.
— Je voudrais vraiment pouvoir vivre seule… Pourquoi ne pas me laisser l’appartement du boulevard Voltaire ?
Elle pose sa tasse avec agacement.
— Camille, on a déjà des locataires en place ! Et puis tu sais bien que Paul ne s’en sortirait pas sans nous.
— Mais moi ? Je dois rester ici toute ma vie ?
Elle me regarde enfin dans les yeux.
— Tu es adulte. Si tu veux partir, tu peux louer ailleurs.

Je sens mes yeux brûler.
— Avec quel argent ? Mon salaire ne suffit pas…
Elle hausse les épaules :
— C’est la vie.

Je monte dans ma chambre et j’éclate en sanglots. Je me sens invisible. Pourquoi mon frère a-t-il tous les droits ? Pourquoi suis-je condamnée à être la solution de secours ?

Le week-end suivant, je croise Paul devant l’immeuble du centre-ville. Il fume une cigarette sur le trottoir.
— Salut Camille…
Je m’arrête net.
— Tu comptes rester longtemps dans cet appart ?
Il me regarde sans comprendre.
— Bah… ouais… Pourquoi ?
Je sens la colère monter.
— Parce que moi aussi j’aimerais avoir une chance !
Il soupire.
— T’es jalouse ou quoi ? Moi j’ai galéré toute ma vie !
Je ris nerveusement.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai choisi d’être « la grande » qui doit tout encaisser ?
Il détourne les yeux.
— C’est pas ma faute si maman t’aime moins…
Ses mots me frappent comme une gifle.

Je rentre chez moi en pleurant. Le soir-même, je décide d’écrire une lettre à mes parents. J’y mets toute ma colère, toute ma tristesse : « J’ai besoin d’être reconnue comme votre fille aussi. J’ai besoin d’un espace à moi, d’une chance égale. » Je laisse la lettre sur la table du salon.

Le lendemain matin, maman entre dans ma chambre sans frapper.
— Camille… On peut parler ?
Sa voix tremble un peu. Elle s’assied au bord du lit.
— Je ne savais pas que tu souffrais autant…
Je la regarde sans rien dire.
— On va réfléchir avec ton père… Peut-être qu’on pourrait te proposer quelque chose…

Mais je sens déjà que rien ne changera vraiment. Paul restera toujours le centre de leurs attentions. Moi, je devrai continuer à me battre pour exister.

Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à vivre dans l’ombre d’un frère ou d’une sœur préféré(e) ? À devoir choisir entre notre dignité et la paix familiale ? Est-ce vraiment ça, l’amour parental ?