Après le mariage, ma fille et son mari ont emménagé chez moi : jusqu’où va l’amour parental ?
« Encore une assiette cassée ? Tu ne pourrais pas faire attention, Thomas ? » Ma voix tremble, oscillant entre la colère et la lassitude. Il est 22h30. Je suis debout dans la cuisine, les mains plongées dans l’eau tiède, à ramasser les morceaux de porcelaine éparpillés sur le carrelage. Éliane surgit derrière moi, ses cheveux blonds en bataille, les yeux fatigués : « Maman, c’est rien, c’est juste une assiette… »
Juste une assiette. Mais c’est la troisième cette semaine. Et ce n’est pas que la vaisselle qui se brise ici, c’est mon espace, mon intimité, ma patience. Depuis qu’Éliane et Thomas ont emménagé après leur mariage, mon appartement de la Croix-Rousse est devenu trop petit pour trois adultes. J’ai toujours voulu le meilleur pour ma fille. J’ai travaillé sans relâche dans ma petite boutique de fleurs, même quand les clients se faisaient rares et que les factures s’accumulaient. Quand Éliane a eu 15 ans, j’ai dû vendre l’atelier de son père pour payer ses études au lycée privé Sainte-Marie. Je me souviens encore de ses larmes quand je lui ai annoncé que nous devions déménager dans un appartement plus modeste.
Mais aujourd’hui, c’est moi qui pleure en silence. Je me sens étrangère chez moi. Le matin, je me lève tôt pour préparer le café ; Thomas a déjà envahi la salle de bain avec ses affaires de rasage. Éliane laisse traîner ses chaussures dans l’entrée, comme si elle était encore adolescente. Les disputes éclatent pour un rien : « Tu pourrais au moins prévenir quand tu invites des amis ! » ai-je lancé hier soir, en découvrant trois inconnus installés dans mon salon.
Je me souviens du jour où ils sont arrivés avec leurs valises. « C’est temporaire, maman », avait promis Éliane. « Juste le temps qu’on trouve un logement… » Cela fait huit mois. Huit mois à partager mon espace, à supporter les bruits de leurs disputes derrière la cloison fine, à voir ma fille s’éloigner de moi tout en étant physiquement plus proche que jamais.
Un soir d’avril, alors que la pluie martelait les vitres, j’ai surpris une conversation entre eux :
— Thomas : « Ta mère commence à me taper sur les nerfs… On n’est plus des gamins ! »
— Éliane (à voix basse) : « Je sais… Mais tu sais bien qu’on n’a pas les moyens pour un appart à Lyon… »
Leur détresse me serre le cœur. Je comprends leurs difficultés : le marché immobilier lyonnais est impitoyable pour les jeunes couples sans CDI. Mais à quel prix dois-je continuer à m’effacer ?
Ma sœur Mireille me répète : « Tu es trop gentille, Françoise ! Il faut leur dire stop ! » Mais comment dire stop à sa propre fille ? Comment lui avouer que je rêve de retrouver mes soirées tranquilles, mes livres ouverts sur le canapé sans avoir à baisser la voix ?
Un matin, alors que je rangeais la chambre d’amis — devenue leur chambre conjugale — j’ai trouvé un carnet d’Éliane. Sur la première page, elle avait écrit : « Je me sens coupable d’imposer tout ça à maman… Mais j’ai peur de partir et de ne pas y arriver. »
Ce jour-là, j’ai compris que nous étions toutes les deux prisonnières de nos peurs : elle de l’échec, moi de la solitude.
La tension monte crescendo. Un dimanche midi, alors que je sers le gratin dauphinois familial, Thomas lâche soudain : « On ne peut pas continuer comme ça… On étouffe tous ici. » Éliane baisse les yeux. Je sens mes mains trembler.
— Tu veux qu’on parte ? ai-je demandé d’une voix blanche.
— Non… Enfin si… Je ne sais pas, répond Éliane en sanglotant.
Le silence s’installe. Je regarde ma fille : elle n’est plus l’enfant fragile que j’ai protégée contre vents et marées. Elle est une femme qui doit apprendre à voler de ses propres ailes.
Ce soir-là, je prends mon courage à deux mains. Je frappe doucement à leur porte.
— Éliane… Thomas… Il faut qu’on parle.
Nous nous asseyons tous les trois autour de la table basse. J’explique mes sentiments : la fatigue, le manque d’intimité, mais aussi mon amour pour eux et ma peur de les voir souffrir.
— Maman… Je suis désolée… murmure Éliane en pleurant.
— On va chercher plus sérieusement un logement, promet Thomas.
Les semaines suivantes sont tendues mais différentes. Ils visitent des appartements ; je retrouve peu à peu mes habitudes. Un matin de juin, ils m’annoncent qu’ils ont trouvé un studio à Villeurbanne.
Le jour du départ arrive vite. Je serre Éliane dans mes bras plus fort que jamais.
— Tu sais que tu peux toujours revenir… mais pas pour toujours, dis-je en souriant à travers mes larmes.
Ce soir-là, seule dans mon salon silencieux, je me demande : jusqu’où doit-on aller par amour pour ses enfants ? Et vous, auriez-vous eu le courage de poser vos limites sans briser le lien familial ?