Sept ans sous le même toit : l’histoire de ma sœur et de sa belle-mère
« Tu ne peux pas me faire ça, pas après tout ce que j’ai traversé ici ! » La voix d’Élodie résonne dans le couloir étroit de l’appartement du 11e arrondissement. Je suis là, figée, témoin impuissante de la scène. Sa valise ouverte sur le carrelage, des vêtements éparpillés, et face à elle, Madame Lefèvre, droite comme un i, les bras croisés.
« Ce n’est plus possible, Élodie. J’ai été patiente, mais il faut que tu partes. »
Je n’aurais jamais cru que tout finirait ainsi. Pourtant, il y a sept ans, quand Élodie a épousé Julien, tout semblait parfait. Elle venait d’obtenir sa licence de lettres à la Sorbonne et rêvait d’enseigner. Julien, fils unique de Madame Lefèvre, était doux et attentionné. Leur mariage fut modeste mais joyeux, dans une salle des fêtes de la banlieue sud.
Rapidement, ils se sont installés dans l’appartement de la mère de Julien. C’était censé être temporaire, « le temps de trouver mieux », disait-elle. Mais à Paris, trouver un logement abordable relève du miracle. Les mois sont devenus des années.
Au début, tout allait bien. Madame Lefèvre adorait Élodie. Elle lui préparait des tartes aux pommes le dimanche, lui donnait des conseils pour ses entretiens d’embauche. Mais après la naissance de leur fille, Lucie, les tensions ont commencé à apparaître. Julien travaillait tard, Élodie se sentait seule avec le bébé et sa belle-mère omniprésente.
Un soir d’hiver, alors que je gardais Lucie pour qu’Élodie puisse souffler un peu, elle s’est effondrée sur le canapé :
— Camille, je n’en peux plus… J’ai l’impression d’étouffer ici.
— Tu veux qu’on cherche un studio ensemble ?
— Avec quel argent ? Je n’ai même pas de CDI…
Elle a continué à vivre là, par nécessité plus que par choix. Puis il y a eu la rupture avec Julien. Il est parti vivre à Lyon avec une collègue. Élodie est restée dans l’appartement avec Lucie et Madame Lefèvre.
C’est là que tout a basculé. La gentillesse s’est muée en reproches voilés :
— Tu pourrais au moins aider pour les courses.
— Tu sais que l’électricité n’est pas gratuite ?
Élodie encaissait sans rien dire. Elle avait peur de perdre ce toit au-dessus de sa tête. Moi, je venais souvent pour soutenir ma sœur, mais je sentais la tension monter à chaque visite.
Un jour, alors que Lucie jouait dans sa chambre, j’ai surpris une dispute violente :
— Tu profites de moi ! criait Madame Lefèvre.
— Je n’ai nulle part où aller ! répondait Élodie en larmes.
J’ai voulu intervenir mais Élodie m’a suppliée du regard de ne rien dire. Elle avait honte.
Les années ont passé ainsi. Élodie a enchaîné les petits boulots précaires : surveillante dans un collège difficile à Saint-Denis, vendeuse dans une librairie qui a fermé après le Covid… Toujours pas assez pour louer un appartement seule à Paris.
Madame Lefèvre oscillait entre compassion et agacement. Parfois elle offrait des cadeaux à Lucie ; parfois elle claquait la porte en partant travailler.
Puis il y a eu cette lettre recommandée : « Préavis d’expulsion ». Madame Lefèvre voulait récupérer son appartement pour le louer à un cousin qui venait d’arriver du Sud.
Ce soir-là, Élodie a hurlé sa colère :
— Après tout ce que j’ai fait pour toi ! J’ai gardé ton fils quand il était malade, j’ai supporté tes remarques…
— Ce n’est pas une question de gratitude ! J’ai aussi une vie !
J’ai pris ma sœur dans mes bras pendant qu’elle pleurait toutes les larmes de son corps. Lucie s’est réveillée en sursaut et s’est blottie contre nous.
Nous avons cherché partout : foyers pour femmes seules, amis d’enfance… Personne ne pouvait accueillir une mère et sa fille plus de quelques jours. Finalement, c’est chez moi qu’elles ont atterri, dans mon deux-pièces déjà trop petit.
Depuis ce jour, Élodie ne parle plus à Madame Lefèvre. Elle ressasse sa rancœur : « Elle m’a jetée comme une malpropre… » Mais au fond d’elle-même, je sais qu’elle se sent aussi coupable d’avoir trop attendu des autres.
Aujourd’hui encore, je me demande : aurait-elle pu s’en sortir autrement ? Est-ce la faute de la société qui laisse tant de femmes seules sans solution ? Ou bien celle des familles qui ne savent plus s’entraider sans se déchirer ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à la place d’Élodie ? Peut-on vraiment compter sur les autres sans risquer de tout perdre un jour ?