Le Miroir Brisé de Mamie Solange
« Tu sais, Élodie, ton cousin Théo m’a encore appelée hier soir. Il ne peut rien faire sans demander conseil à sa mamie ! » La voix de ma grand-mère Solange résonnait dans la cuisine, plus forte que le sifflement de la bouilloire. Je serrais les dents, assise à la table en formica, fixant la nappe en plastique à motifs de coquelicots. Théo ? Elle l’avait vu trois fois en dix ans. Mais à écouter Solange, elle était la reine-mère de toute la famille, celle sans qui rien ne tournait rond.
Je me souviens de ce dimanche de janvier où tout a basculé. Mon père, Jean, venait d’arriver avec une tarte aux pommes du supermarché. Ma mère, Claire, s’affairait à ranger les manteaux dans l’entrée. Solange paradait déjà devant le buffet, racontant à qui voulait l’entendre qu’elle avait préparé le meilleur gratin dauphinois de toute la région lyonnaise. « Même les chefs étoilés pourraient prendre des notes ! » lançait-elle en riant. Personne n’osait la contredire. Mon oncle Pierre roulait des yeux en silence, ma tante Sophie pianotait sur son téléphone.
Je n’avais jamais compris pourquoi ma grand-mère ressentait ce besoin irrépressible de se mettre en avant. Peut-être parce qu’elle avait grandi dans une ferme isolée du Beaujolais, entourée de frères bruyants et d’une mère sévère qui ne lui avait jamais dit « je t’aime ». Peut-être aussi parce que son mari, mon grand-père Henri, l’avait quittée pour une femme plus jeune quand elle avait cinquante ans. Depuis, elle s’était forgé une carapace d’orgueil et de petites victoires inventées.
Ce jour-là, alors que nous passions à table, Solange s’est lancée dans son numéro favori : « Vous savez, si je n’avais pas été là pour aider Jean avec ses devoirs, il n’aurait jamais eu son bac ! » Mon père a esquissé un sourire gêné. Je savais qu’il avait quitté la maison à seize ans pour fuir l’ambiance étouffante. Mais personne ne disait rien. C’était comme si toute la famille avait signé un pacte tacite : laisser Solange croire à ses histoires pour éviter les conflits.
Après le repas, alors que tout le monde s’éparpillait dans le salon, je me suis retrouvée seule avec elle dans la cuisine. Elle rangeait les assiettes avec des gestes brusques. J’ai pris mon courage à deux mains :
— Mamie… Pourquoi tu dis toujours que tu vois Théo tout le temps ? Tu sais bien qu’il habite à Nantes et qu’il ne vient presque jamais…
Elle s’est figée, une assiette en porcelaine entre les mains. Son visage s’est durci.
— Tu ne comprends pas, Élodie. Je suis leur grand-mère ! C’est normal qu’ils pensent à moi…
— Mais tu ne leur parles presque jamais…
Elle a posé l’assiette avec fracas sur l’évier.
— Tu crois que c’est facile d’être seule ? Tu crois que j’aime inventer des histoires ? Si je ne disais rien, vous m’oublieriez tous !
J’ai senti une boule se former dans ma gorge. Pour la première fois, j’ai vu Solange non pas comme une femme arrogante, mais comme une vieille dame terrifiée par l’oubli.
Le soir venu, après le départ de tout le monde, j’ai entendu mes parents se disputer dans le couloir.
— Elle recommence avec ses mensonges ! Ça me rend folle…
— Laisse-la, Claire. Elle n’a plus que ça pour exister…
J’ai compris alors que chacun portait sa part de tristesse et d’incompréhension. Mon père fuyait le passé, ma mère étouffait sous les non-dits, et moi… moi je me sentais coupable de ne pas aimer davantage cette grand-mère qui n’avait jamais su donner autre chose que des histoires enjolivées.
Quelques semaines plus tard, j’ai décidé d’aller voir Solange un mercredi après-midi. Elle était assise devant la télé, un vieux tricot sur les genoux.
— Mamie… Tu veux qu’on fasse un gâteau ensemble ?
Elle m’a regardée comme si je lui proposais un voyage sur la lune.
— Tu veux passer du temps avec moi ?
J’ai hoché la tête. Pour la première fois depuis longtemps, elle n’a pas parlé d’elle ni de ses exploits imaginaires. Nous avons cuisiné en silence, maladroitement d’abord, puis en riant quand la pâte a débordé du moule.
Ce jour-là, j’ai compris que derrière chaque vantardise se cachait une blessure invisible. Solange n’était pas la meilleure grand-mère du monde ; elle était juste humaine, avec ses failles et ses regrets.
Aujourd’hui encore, quand elle raconte à ses voisines qu’elle a « passé tout le week-end avec sa petite-fille adorée », je souris tristement. Je sais que ce n’est pas tout à fait vrai… mais je sais aussi pourquoi elle le fait.
Est-ce qu’on doit juger ceux qui enjolivent leur vie pour ne pas sombrer dans l’oubli ? Ou devrions-nous simplement leur tendre la main avant qu’ils ne disparaissent derrière leurs propres mensonges ?