Mon collègue m’a fait payer son déjeuner : le prix amer de la confiance

« Tu pourrais avancer pour moi aujourd’hui ? J’ai oublié mon portefeuille… »

La voix de Julien résonne encore dans ma tête, ce midi-là, alors que la file d’attente à la cantine s’étirait jusqu’aux portes vitrées. J’ai hésité une seconde, mon plateau à la main, puis j’ai souri, un peu gênée :

— Bien sûr, Julien. Pas de souci, tu me rembourseras demain.

Je m’appelle Élodie, j’ai trente-sept ans, et je suis superviseure dans une usine de pièces automobiles à Vénissieux. Mon travail me plaît : il est stable, pas trop loin de chez moi, et je gagne assez pour vivre correctement. Mais ce jour-là, tout a basculé à cause d’un simple déjeuner.

Julien, c’est le collègue sympa, toujours prêt à blaguer, à donner un coup de main pour déplacer une palette ou couvrir un retard. On le connaît tous ici. Il a ce sourire désarmant qui fait qu’on lui pardonne tout. Je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse profiter de ma gentillesse.

Après le repas, il m’a lancé un clin d’œil :

— Merci Élodie, t’es vraiment une collègue en or !

Le lendemain, rien. Ni remboursement, ni allusion au déjeuner. Je me suis dit qu’il avait oublié. Le surlendemain, pareil. J’ai commencé à me sentir bête. Je n’osais pas lui rappeler devant les autres. C’est idiot, non ? On parle d’un déjeuner à 8 euros. Mais ce n’était pas la somme qui me dérangeait… c’était ce sentiment d’avoir été prise pour une idiote.

Le vendredi, alors que je rangeais des dossiers dans le bureau du chef d’atelier, j’ai surpris une conversation entre Julien et Stéphane :

— T’as vu comment elle est naïve ? Suffit de demander gentiment…

Ils ont ri. Mon cœur s’est serré. J’ai senti mes joues brûler de honte et de colère. Je suis sortie sans un mot. Toute la journée, j’ai ruminé. Comment avais-je pu être aussi crédule ?

Le soir, chez moi, j’ai vidé mon sac devant ma sœur, Camille.

— Tu sais, Élodie, il y a des gens qui profitent toujours des autres. Faut apprendre à dire non.

Mais dire non… Ce n’est pas si simple quand on veut être appréciée, quand on a peur de passer pour la radine ou la méchante du service.

Le lundi suivant, j’ai pris mon courage à deux mains. À la pause café, j’ai abordé Julien :

— Dis donc, tu as eu le temps de passer au distributeur ?

Il a haussé les épaules :

— Ah mince ! J’ai complètement zappé… Tu sais quoi ? Je t’invite demain midi !

Le lendemain midi est arrivé. Julien a déjeuné avec d’autres collègues. Sans moi. Sans un mot.

J’ai compris que je ne reverrais jamais mon argent.

Ce n’était plus une question d’euros. C’était une question de respect.

J’ai commencé à observer différemment mes collègues. Les petits clans à la pause cigarette, les messes basses dans les vestiaires… J’ai réalisé que l’usine était un théâtre où chacun jouait son rôle pour survivre. Certains étaient solidaires ; d’autres ne pensaient qu’à eux.

Un matin, alors que je faisais l’appel des équipes, j’ai surpris le regard de Fatoumata, une opératrice discrète mais toujours polie. Elle m’a glissé doucement :

— Faut pas te laisser faire, Élodie. Ici, si tu montres que t’es trop gentille… ils te mangent tout cru.

Ses mots m’ont frappée comme une gifle salutaire.

J’ai décidé de changer. D’apprendre à poser des limites.

La semaine suivante, Julien est revenu à la charge :

— Dis Élodie, tu pourrais me dépanner pour le café ? J’ai oublié ma monnaie…

Je l’ai regardé droit dans les yeux :

— Désolée Julien, aujourd’hui c’est pas possible.

Il a eu un sourire gêné et s’est tourné vers quelqu’un d’autre.

Ce jour-là, j’ai senti un poids s’envoler de mes épaules.

Mais tout n’était pas réglé pour autant. L’ambiance a changé autour de moi. Certains collègues ont commencé à chuchoter quand je passais. On m’a traitée de « froide », de « distante ». Même mon chef m’a convoquée :

— Élodie, tu sais que l’esprit d’équipe est important ici…

J’ai eu envie de crier : « Et le respect alors ? » Mais je me suis tue.

À la maison, je dormais mal. Je doutais de moi. Avais-je eu raison ? Fallait-il vraiment se méfier de tout le monde ? Ou bien étais-je simplement trop sensible ?

Un soir, Camille est venue dîner avec moi. Elle a posé sa main sur la mienne :

— Tu n’as rien fait de mal. Tu as juste appris à te protéger.

J’ai repensé à tous ces petits gestes du quotidien : offrir un café, rendre service… Où est la limite entre générosité et naïveté ? Pourquoi est-ce toujours aux gens bienveillants de se remettre en question ?

Aujourd’hui encore, je me pose la question : faut-il se blinder pour survivre au travail ? Ou peut-on rester soi-même sans se faire marcher dessus ?

Et vous, jusqu’où iriez-vous par gentillesse avant de dire stop ?