Trois berceaux pour une nuit d’orage : Chronique d’un père débordé
« Trois ?! » Le mot a claqué dans la chambre stérile, rebondissant sur les murs blancs comme un coup de tonnerre. Je me suis tourné vers Claire, ma femme, qui, allongée sur le lit d’hôpital, avait les yeux écarquillés de panique. La sage-femme, Madame Lefèvre, a répété calmement : « Oui, monsieur Dubois. Trois bébés. »
Je me suis senti vaciller. Je n’ai pas pleuré. Pas encore. J’ai juste serré la main de Claire si fort qu’elle a grimacé. C’était censé être une nuit ordinaire, une nuit où l’on accueille un deuxième enfant dans notre petit appartement du 14e arrondissement de Paris. Mais la vie, parfois, se moque de nos plans.
« Comment on va faire ? » a murmuré Claire, sa voix tremblante. Je n’avais aucune réponse. J’ai pensé à notre fils aîné, Paul, cinq ans, qui dormait chez ses grands-parents à Montrouge. J’ai pensé à notre salon minuscule, à la poussette double déjà achetée sur Le Bon Coin, à notre compte en banque qui frôlait le rouge chaque mois. Trois bébés ? C’était absurde.
La nuit a été longue. Les contractions de Claire se sont accélérées sous les néons blafards. J’ai envoyé un message à ma mère : « Maman, tu ne vas pas le croire… » Elle a répondu dans la minute : « Tu plaisantes ?! » Non, je ne plaisantais pas.
À 5h12 du matin, sous la pluie battante qui fouettait les vitres de la maternité Cochin, Louise est née. Puis Camille. Puis Jules. Trois cris aigus ont déchiré le silence. Trois minuscules visages froissés. Trois bracelets roses et bleus.
J’ai pleuré alors, sans honte. J’ai pleuré pour la peur, pour l’amour, pour l’inconnu qui s’ouvrait devant nous comme un gouffre et une promesse.
Les jours suivants ont été flous, rythmés par les visites médicales et les allers-retours entre la maison et l’hôpital. Paul est venu voir ses frères et sœurs : il a éclaté en sanglots en découvrant qu’il n’aurait pas un mais trois bébés à partager avec lui.
Ma belle-mère, Madame Martin, a débarqué avec ses conseils et ses critiques : « Il va falloir déménager ! Ce n’est pas sérieux de rester dans ce deux-pièces ! » Mon père, lui, s’est contenté d’un haussement d’épaules fataliste : « On s’en sortira. On s’en sort toujours… »
Mais moi ? Je n’étais sûr de rien. Les nuits blanches se sont enchaînées dès notre retour à la maison. Trois berceaux alignés dans notre chambre ; des couches par dizaines ; des biberons qui s’empilaient dans l’évier ; Claire qui pleurait en silence dans la salle de bains ; Paul qui réclamait son histoire du soir pendant que je tentais d’endormir Jules sur mon épaule.
Un soir, alors que je berçais Camille en regardant la pluie tomber sur les toits de Paris, Claire est venue s’asseoir à côté de moi.
— Tu regrettes ?
Sa question m’a transpercé. Je n’ai pas su quoi répondre tout de suite.
— Je ne sais pas… J’ai peur. Peur de ne pas être à la hauteur. Peur de te perdre…
Elle a posé sa tête sur mon épaule.
— On va y arriver. On n’a pas le choix.
Mais le doute restait là, tenace. Les amis se sont éloignés peu à peu : « On passera quand ce sera plus calme ! » Les collègues au bureau me lançaient des regards mi-amusés mi-compatissants : « Alors, papa-poule ? Tu dors encore ? »
La fatigue est devenue une compagne fidèle. Je me suis surpris à envier les familles « normales », celles qui n’avaient qu’un ou deux enfants et qui semblaient mener une vie ordonnée. Chez nous, tout était chaos : les cris des bébés se mêlaient aux disputes avec Paul qui se sentait délaissé ; Claire et moi nous disputions pour des broutilles — une couche oubliée, un rendez-vous médical raté.
Un soir d’hiver, alors que les triplés avaient six mois et que Paul faisait une crise parce qu’il voulait dormir avec moi, j’ai craqué. J’ai hurlé sur tout le monde. Claire m’a regardé avec des yeux pleins de larmes et m’a dit :
— Tu n’es plus toi-même…
J’ai claqué la porte et je suis sorti marcher dans la nuit glaciale du boulevard Raspail. J’ai pensé à partir. À tout laisser tomber. Mais je suis rentré.
Le lendemain matin, Paul m’a sauté dans les bras en chuchotant :
— Papa… tu restes avec nous ?
J’ai compris alors que je n’avais pas le droit d’abandonner. Que l’amour ne suffit pas toujours mais qu’il est parfois tout ce qu’il nous reste.
Aujourd’hui, les triplés ont deux ans. Paul est devenu un grand frère protecteur (et parfois tyrannique). Claire et moi avons survécu à nos tempêtes — même si nos cernes racontent mieux que nous ce que nous avons traversé.
Parfois je me demande : comment fait-on pour aimer autant sans se perdre soi-même ? Est-ce que d’autres parents ressentent cette même peur mêlée de bonheur ?