Écorchée vive : J’ai élevé Camille comme ma fille, mais elle m’a rayée de sa vie

« Tu n’es pas ma vraie mère, alors arrête de faire comme si tu l’étais ! »

Ces mots, hurlés par Camille dans le couloir de notre appartement à Nantes, résonnent encore dans ma tête comme un coup de tonnerre. Je me souviens de la porte qui claque, de la vaisselle qui tremble dans le buffet, et de mon cœur qui se fissure un peu plus. J’ai élevé Camille depuis qu’elle avait six ans. Sa mère, Claire, était partie vivre à Lyon avec un autre homme, laissant derrière elle une petite fille perdue et un père dévasté. C’est moi, Sophie, qui ai tenu la main de Camille lors de ses cauchemars, qui ai soigné ses genoux écorchés et qui ai appris à tresser ses cheveux avant l’école.

Mais aujourd’hui, alors que je découvre sur Instagram les photos du mariage de Camille – robe blanche, sourire éclatant, bras dessus bras dessous avec Claire – je comprends que je n’ai jamais été qu’une figurante dans sa vie. Je n’ai même pas reçu une invitation. Rien. Pas un mot. Pas un message. Juste ce vide immense et cette question qui me ronge : qu’ai-je fait de mal ?

Je me revois, il y a dix ans, assise sur le canapé du salon avec Camille blottie contre moi. Elle pleurait parce que sa mère ne venait pas la chercher ce week-end-là. J’avais préparé son gâteau préféré, un moelleux au chocolat, et nous avions regardé « Le Petit Nicolas » ensemble. Elle avait ri, oublié un instant sa tristesse. J’avais cru qu’un lien s’était tissé entre nous.

Mais la vérité, c’est que je n’ai jamais été assez. Jamais assez douce, jamais assez complice, jamais assez « maman ». Même Paul, mon mari, le père de Camille, ne comprenait pas toujours mes efforts. « Laisse-lui du temps », disait-il. Mais le temps n’a rien arrangé. Au contraire : plus Camille grandissait, plus elle s’éloignait. À l’adolescence, elle a commencé à m’appeler « Sophie » au lieu de « maman ». Un détail qui m’a transpercée.

Le soir où j’ai appris pour le mariage – par une cousine qui pensait que j’étais invitée – j’ai attendu que Paul rentre du travail. Il a posé son sac dans l’entrée et j’ai vu dans ses yeux qu’il savait déjà. « Elle voulait quelque chose d’intime… » a-t-il tenté d’expliquer. Mais je voyais bien qu’il était aussi perdu que moi.

« Tu lui as demandé pourquoi ? »

Il a haussé les épaules : « Elle dit que c’est plus simple comme ça. Que ça évite les tensions… »

Les tensions ? Quelles tensions ? J’ai toujours fait attention à ne pas critiquer Claire devant Camille. Même quand elle annulait au dernier moment ou oubliait son anniversaire. J’ai toujours essayé d’être juste, présente, aimante. Mais apparemment, cela n’a jamais suffi.

La semaine suivante, j’ai croisé Camille par hasard au marché de Talensac. Elle portait une alliance toute neuve et un sourire gêné.

« Salut Sophie… »

J’ai senti mes mains trembler autour du panier.

« Félicitations… Je suppose que tu es heureuse ? »

Elle a baissé les yeux.

« Oui… Je suis désolée de ne pas t’avoir invitée. C’était compliqué avec maman… »

J’ai voulu lui demander ce que j’avais fait de mal. Pourquoi elle m’avait rayée de sa vie comme on efface une ardoise sale. Mais aucun mot n’est sorti.

En rentrant chez moi, j’ai retrouvé Paul assis devant la télé éteinte.

« Tu sais », ai-je murmuré, « je croyais vraiment qu’on était une famille… »

Il a pris ma main sans rien dire. Le silence était lourd de regrets et d’incompréhension.

Depuis ce jour-là, je revis chaque souvenir avec Camille comme on relit un vieux journal intime : avec tendresse mais aussi avec une douleur sourde. Je me demande si j’aurais dû être plus stricte ou au contraire plus permissive. Si j’aurais dû insister pour qu’elle m’appelle « maman », ou si j’aurais dû garder mes distances dès le début.

Je repense à tous ces dimanches passés à la campagne chez mes parents en Bretagne, où Camille courait dans les champs avec mes nièces et appelait ma mère « mamie ». Était-ce faux ? Était-ce juste une illusion ?

Aujourd’hui, la maison est silencieuse. Paul travaille tard pour éviter d’en parler. Je fais semblant d’aller bien devant mes collègues à la médiathèque où je travaille, mais parfois je m’effondre dans les toilettes en pensant à tout ce que j’ai donné pour rien.

Je sais que beaucoup diront que ce n’est pas mon sang, que je ne suis « que » la belle-mère. Mais est-ce que l’amour se mesure à l’ADN ? Est-ce que les années passées à consoler, à éduquer, à aimer ne comptent pour rien ?

Parfois je me dis que c’est la société qui nous pousse à croire qu’une belle-mère ne sera jamais une vraie mère. Que quoi qu’on fasse, on restera toujours sur le seuil de la famille.

Mais au fond de moi, j’aurais aimé que Camille me dise simplement merci. Ou au moins au revoir.

Est-ce que vous comprenez ce sentiment d’injustice ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer un enfant qui n’est pas le sien sans rien attendre en retour ? Ou bien suis-je simplement naïve d’avoir cru qu’on pouvait réinventer une famille ?