Tu m’as laissée, on est des étrangères maintenant : le cri du cœur de ma fille

« Tu m’as laissée, on est des étrangères maintenant. »

La voix de Camille résonne encore dans le couloir, froide et tranchante comme une lame. Je viens à peine de poser mon sac sur la commode, mes clés tombent au sol dans un bruit sec. Je reste figée, incapable de répondre. Je sens mes jambes trembler, la fatigue de la journée me rattrape d’un coup. C’est la troisième fois cette semaine que je rentre tard du travail. Mais comment faire autrement ?

Camille, ma fille de douze ans, me regarde avec des yeux pleins de reproches. Elle serre son téléphone contre elle comme un bouclier. Je vois bien qu’elle a pleuré. Je voudrais la prendre dans mes bras, mais elle recule d’un pas.

— Tu ne comprends rien, maman ! Tu n’es jamais là !

Je ferme les yeux un instant. J’entends encore la voix de mon chef, Monsieur Lefèvre, qui me reprochait mon retard ce matin. « Vous comprenez, Nathalie, ici on a besoin de gens fiables… » Mais comment être fiable quand on doit tout gérer seule ?

Mon mari, Julien, est parti trois jours après la naissance de Camille. Il a laissé un mot sur la table du salon : « Je ne peux pas. Désolé. » Rien d’autre. Pas d’explication, pas d’adieu. Juste ce vide immense qui s’est installé dans l’appartement et dans mon cœur. Depuis douze ans, je fais tout pour combler ce vide. Mais ce soir, je réalise que je n’y arrive plus.

— Camille… Je suis désolée, souffle-je.

Elle détourne les yeux et file dans sa chambre en claquant la porte. Je m’effondre sur le canapé, la tête entre les mains. Les larmes montent, brûlantes. J’ai envie de hurler, mais je me retiens. Les voisins n’ont pas besoin d’entendre ma détresse.

Le lendemain matin, je prépare le petit-déjeuner en silence. Camille descend sans un mot, attrape une tartine et sort sans me regarder. Je sens le fossé se creuser entre nous à chaque instant.

Au travail, je fais semblant d’aller bien. Mes collègues parlent de leurs vacances en famille, des sorties au parc avec leurs enfants. Moi, je souris poliment et je retourne à mon bureau. Personne ne sait vraiment ce que je vis.

Le soir venu, j’essaie d’engager la conversation avec Camille.

— Tu veux qu’on regarde un film ensemble ?

Elle hausse les épaules.

— J’ai des devoirs.

Je sais qu’elle ment. Elle passe des heures sur son téléphone à discuter avec ses amies ou à regarder des vidéos sur TikTok. Je voudrais lui dire que moi aussi j’ai besoin d’elle, que sa présence me manque. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Un samedi matin, alors que je range la chambre de Camille, je tombe sur une lettre pliée en quatre sous son oreiller. Mon cœur se serre. Je n’ai pas le droit de lire son courrier… mais l’inquiétude l’emporte.

« Maman ne comprend rien. Elle est toujours fatiguée ou énervée. J’aimerais qu’elle soit comme les autres mamans, qu’elle ait du temps pour moi… Parfois j’aimerais partir vivre chez papa, même si je sais qu’il ne veut pas de moi non plus. »

Je m’assois sur son lit, anéantie. Voilà donc ce qu’elle ressent vraiment…

Le soir même, j’essaie d’aborder le sujet.

— Camille… Tu veux me parler ?

Elle me lance un regard noir.

— À quoi bon ? Tu ne comprends jamais rien !

Je sens la colère monter en moi.

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai choisi cette vie ?

Elle se lève brusquement.

— Peut-être que si papa était là, tout serait différent !

Je claque la porte derrière moi et m’enferme dans la salle de bain pour pleurer en silence.

Les jours passent et la tension ne fait qu’augmenter. Un soir, alors que je rentre encore plus tard que d’habitude à cause d’un problème au bureau, je trouve Camille assise sur le palier devant la porte de l’appartement.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Elle me regarde avec des yeux rouges.

— J’avais peur que tu ne rentres jamais…

Je m’accroupis devant elle et la prends dans mes bras pour la première fois depuis des semaines. Elle se met à pleurer contre mon épaule.

— Je suis désolée, maman… J’ai juste peur d’être seule.

Je caresse ses cheveux et murmure :

— Moi aussi j’ai peur parfois… Mais on est ensemble, d’accord ? On va essayer de faire mieux toutes les deux.

Ce soir-là, nous parlons longtemps. Pour la première fois depuis longtemps, je lui raconte mes peurs, mes regrets, mes espoirs aussi. Elle m’écoute en silence puis me prend la main.

— Tu crois qu’on peut redevenir proches ?

Je souris à travers mes larmes.

— On va essayer…

Depuis ce jour-là, rien n’est parfait mais on avance pas à pas. J’apprends à demander de l’aide autour de moi — à ma sœur Sophie qui habite à Villeurbanne, à ma voisine Madame Dupuis qui propose parfois de garder Camille après l’école. J’accepte enfin que je ne peux pas tout porter seule.

Mais parfois, quand je regarde Camille dormir, je me demande : est-ce que j’ai fait assez ? Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui a été brisé ? Et vous… avez-vous déjà eu peur de ne plus savoir aimer ceux qui comptent le plus pour vous ?