Un jour, mon mari s’est effondré dans le jardin : ma vie a basculé, mais je ne peux pas l’abandonner

— Tu peux m’apporter la pelle ?

La voix de Paul résonne encore dans ma tête, claire et pleine d’assurance. Mais ce matin-là, alors que je lui tendais l’outil, il s’est effondré sur le gravier du jardin, les yeux révulsés, la bouche tordue. J’ai hurlé son nom :

— Paul ! Paul ! Réponds-moi !

Le silence du petit village de Saint-Aubin n’a jamais été aussi lourd. Les oiseaux se sont tus. Le temps s’est figé. J’ai couru vers lui, mes mains tremblaient tellement que j’ai failli laisser tomber mon téléphone en appelant les secours. Les minutes ont paru des heures jusqu’à l’arrivée des pompiers. Je me souviens encore de la sirène qui brisait la tranquillité de notre rue, de la voisine, Madame Lefèvre, qui accourait en peignoir, les yeux écarquillés.

À l’hôpital de Tours, tout est allé trop vite. Les médecins parlaient d’AVC massif, de pronostic réservé. Je n’entendais que des mots flous : paralysie, aphasie, séquelles. J’ai signé des papiers sans comprendre. J’ai prié dans la petite chapelle de l’hôpital, moi qui n’avais jamais cru à grand-chose.

Paul a survécu. Mais il n’est plus le même homme. Son côté droit est paralysé. Il ne parle presque plus. Son regard est vide, parfois traversé d’éclairs de colère ou de tristesse. Il ne peut plus marcher seul, ni même manger sans mon aide. Moi, Camille, sa femme depuis vingt ans, je suis devenue son infirmière, son aide-soignante, sa mère parfois.

Les premiers jours à la maison ont été un cauchemar. Tout sentait la maladie : les couches à changer, les médicaments à donner à heure fixe, les cris quand il ne comprenait pas ce qu’on lui disait. Notre fils Hugo a quitté Paris pour quelques semaines au début, mais il est vite reparti : « Maman, je ne peux pas rester ici, c’est trop dur… »

Je me suis retrouvée seule avec Paul et ses silences. Les amis ont disparu peu à peu. Même nos voisins évitent de croiser mon regard. Je sens leur gêne quand ils me voient pousser le fauteuil roulant sur la place du marché.

Un soir, alors que je tentais de lui faire avaler sa soupe, il m’a regardée avec une telle détresse que j’ai éclaté en sanglots.

— Pourquoi tu restes ?

Sa voix était faible mais claire. J’ai posé la cuillère et j’ai pris sa main froide dans la mienne.

— Parce que je t’aime encore…

Mais est-ce vrai ? Ou est-ce seulement la culpabilité qui me retient ? Je repense à nos années heureuses : les vacances à La Baule, les dîners entre amis, ses éclats de rire qui faisaient vibrer toute la maison. Aujourd’hui tout cela me semble appartenir à une autre vie.

La nuit, je m’effondre sur le canapé du salon parce que je n’ai plus la force de monter l’escalier jusqu’à notre chambre. Je rêve parfois qu’il se lève soudainement et me serre dans ses bras comme avant. Mais au réveil, c’est toujours la même réalité : Paul dépend de moi pour tout.

Ma sœur Élodie me répète sans cesse :

— Tu dois penser à toi aussi ! Mets-le en maison spécialisée…

Mais comment pourrais-je l’abandonner ? Ici, dans notre maison pleine de souvenirs ?

Les aides-soignantes passent deux fois par semaine. Le reste du temps, c’est moi qui gère tout : les rendez-vous médicaux à Tours, les papiers administratifs interminables pour l’APA et la MDPH, les courses au supermarché où chaque regard me rappelle que je ne suis plus qu’une « aidante ».

Un jour d’automne, alors que je poussais Paul dans le jardin pour qu’il sente l’air frais, il a serré ma main plus fort que d’habitude. Il a murmuré :

— Pardon…

J’ai compris qu’il s’excusait d’être devenu un fardeau. J’ai pleuré en silence tout le reste de la journée.

Parfois j’imagine ce que serait ma vie si j’avais choisi de partir. Recommencer ailleurs, retrouver un peu de liberté… Mais chaque fois que je croise son regard perdu, je me sens coupable rien que d’y penser.

Le soir venu, quand tout est calme et que Paul dort enfin après ses crises d’angoisse, je m’assois près de la fenêtre et je regarde les lumières du village s’éteindre une à une. Je me demande :

Est-ce cela l’amour ? Rester même quand tout s’effondre ? Ou bien suis-je prisonnière d’un serment prononcé il y a vingt ans devant Dieu et nos familles ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment aimer quelqu’un jusqu’à s’oublier soi-même ?