Entre Deux Feux : L’Amour ou la Famille ?

— Tu ne comprends donc pas, Camille ? Je ne veux pas de lui ici !

La voix de ma mère résonne dans le salon, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de thé entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans ce froid glacial qui s’est abattu sur notre appartement parisien. Julien, debout près de la porte, baisse les yeux. Il n’ose pas répondre. Je sens son malaise, sa douleur, et la mienne se mêle à la sienne.

Je m’appelle Camille. J’ai vingt-quatre ans et je croyais que le pire était derrière nous. Quand j’avais quatorze ans, mon père est parti du jour au lendemain. Il a laissé ma mère et moi seules, sans un mot d’explication. Pire encore, il est revenu quelques semaines plus tard avec sa nouvelle compagne, Chantal, et a exigé qu’ils vivent tous les deux avec nous, dans notre propre appartement. Deux ans d’enfer. Deux ans à voir ma mère s’effacer, à ravaler ses larmes pour ne pas me montrer sa détresse. Jusqu’au jour où elle a trouvé la force de les mettre dehors.

Depuis, nous avons vécu toutes les deux, soudées par la douleur et la nécessité de survivre. Ma mère a cumulé les petits boulots, moi j’ai travaillé dur pour décrocher mon bac puis entrer à la fac de droit. Elle disait toujours : « On n’a besoin de personne, Camille. »

Mais aujourd’hui, c’est elle qui me fait du mal. Elle refuse d’accepter Julien dans ma vie. Julien, mon amour depuis trois ans, celui qui m’a aidée à me reconstruire, à croire en l’avenir. Il n’a rien fait de mal. Il vient d’une famille modeste de Lyon, il travaille comme infirmier à l’hôpital Saint-Antoine. Il est doux, attentionné… mais pour ma mère, il n’est pas assez bien pour moi.

— Tu mérites mieux ! Tu ne vas pas refaire les mêmes erreurs que moi !

Sa voix tremble maintenant. Je vois la peur dans ses yeux, la peur que je souffre comme elle a souffert. Mais je ne suis pas elle.

— Maman… écoute-moi…

— Non ! Tu ne comprends pas ! Les hommes… ils promettent monts et merveilles et puis ils partent !

Julien s’approche timidement.

— Madame Dubois… Je vous assure que je tiens à Camille plus que tout au monde. Je ne veux que son bonheur.

Elle le fusille du regard.

— Les promesses ne valent rien !

Je sens la colère monter en moi. Pourquoi refuse-t-elle de voir ce que je ressens ? Pourquoi me condamne-t-elle à revivre ses propres blessures ?

Les jours passent et la tension devient insupportable. Ma mère ne parle plus à Julien quand il vient me voir. Elle claque les portes, soupire bruyamment, fait tout pour qu’il se sente indésirable. Un soir, alors que je rentre tard de la fac, je trouve Julien assis sur le palier.

— Je crois qu’il vaut mieux que je parte…

Ses yeux sont rouges. Mon cœur se brise.

— Non ! Je t’en prie…

Mais il secoue la tête.

— Je ne veux pas être la cause de vos disputes.

Je rentre seule ce soir-là. Ma mère m’attend dans le salon.

— Tu vois ? Il n’a même pas eu le courage de rester.

Je hurle alors toute ma rage :

— Tu veux que je sois seule toute ma vie ? Tu veux que je vive pour toi ?

Elle éclate en sanglots.

— Je veux juste te protéger…

Je m’effondre à côté d’elle. Nous pleurons ensemble longtemps, sans un mot.

Les semaines suivantes sont un calvaire. Je ne dors plus, je mange à peine. Julien m’envoie des messages auxquels je ne réponds pas. Ma mère fait comme si tout allait bien, mais je vois bien qu’elle souffre aussi.

Un dimanche matin, je prends une décision. J’appelle Julien.

— Retrouve-moi au parc Monceau.

Il arrive en courant, essoufflé, inquiet.

— Camille…

Je lui prends la main.

— Je t’aime. Mais je ne peux pas continuer comme ça. Je dois choisir entre toi et ma mère…

Il baisse la tête.

— Je comprends…

Mais au fond de moi, je refuse ce choix impossible. Pourquoi devrais-je sacrifier l’un pour l’autre ? Pourquoi l’amour d’une mère doit-il être si possessif ? Pourquoi l’amour d’un homme doit-il être une menace ?

Je décide alors de prendre mon indépendance. J’annonce à ma mère que je vais chercher un studio avec Julien.

— Tu vas m’abandonner ?

Sa voix est faible, brisée.

— Non maman… Mais il faut que tu me laisses vivre ma vie.

Elle ne répond pas. Elle tourne le dos et s’enferme dans sa chambre.

Les semaines suivantes sont difficiles. Je trouve un petit studio avec Julien dans le 19ème arrondissement. Ma mère ne m’appelle plus. Le silence est lourd, insupportable. Parfois je me demande si j’ai fait le bon choix.

Un soir, alors que je rentre du travail, je trouve un message sur mon répondeur :

— Camille… J’espère que tu vas bien… Tu me manques…

Je fonds en larmes dans les bras de Julien.

Aujourd’hui encore, je vis avec cette blessure ouverte : comment aimer sans blesser ceux qu’on aime ? Comment construire sa vie sans trahir ses racines ? Est-ce qu’on peut vraiment choisir entre l’amour et la famille ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment être libre quand on aime trop fort ?