Les étagères du froid : une guerre silencieuse sous le même toit

— Tu veux vraiment qu’on en arrive là ? Partager le frigo comme des colocataires ? s’est exclamée Monique, la voix tremblante d’indignation.

Je suis restée figée, une bouteille de lait à la main, devant la porte ouverte du réfrigérateur. Monique me fixait, les bras croisés sur son tablier à fleurs, comme si je venais de profaner un sanctuaire. Derrière moi, Lucie, deux ans, tapait sur sa chaise haute en réclamant son yaourt. Julien, mon mari, s’était éclipsé dans le couloir, prétextant un appel urgent de son patron.

Depuis quatre ans, nous vivons tous ensemble dans ce F3 exigu à la Croix-Rousse. Pas par choix, mais par nécessité. Les loyers à Lyon sont exorbitants et le salaire de Julien — vendeur dans une petite librairie — ne suffit pas. Moi, j’ai mis ma carrière de bibliothécaire entre parenthèses pour m’occuper de Lucie. Monique, veuve depuis peu, a proposé de venir vivre avec nous pour « donner un coup de main ». Au début, j’y ai vu une chance. Mais aujourd’hui, chaque geste du quotidien est devenu un terrain miné.

Tout a commencé ce matin-là. J’ai ouvert le frigo pour préparer le petit-déjeuner et j’ai trouvé mes yaourts écrasés sous une montagne de bocaux de confiture maison. Les restes du gratin dauphinois de Monique débordaient sur mes légumes bio. J’ai pris mon courage à deux mains :

— Monique, tu crois qu’on pourrait organiser un peu le frigo ? Peut-être… séparer les étagères ?

Elle a éclaté :

— Mais enfin, on n’est pas à l’internat ! Chez moi, on partage tout !

Chez moi… Ces mots m’ont transpercée. Ce n’est pas chez moi ici. C’est chez elle. Même si c’est moi qui fais tourner la machine à laver et qui me lève la nuit pour consoler Lucie.

Les jours suivants, l’atmosphère est devenue irrespirable. Monique soupirait bruyamment chaque fois que j’entrais dans la cuisine. Elle laissait traîner ses casseroles sales sur la table et rangeait mes courses au fond du frigo, hors de ma portée. Julien, pris entre deux feux, fuyait les discussions.

Un soir, alors que je tentais d’endormir Lucie, j’ai entendu Monique parler à voix basse au téléphone :

— Elle veut tout contrôler… Elle ne respecte rien…

J’ai eu envie de hurler. De tout quitter. Mais où irais-je ? Avec quel argent ?

Le lendemain, j’ai tenté d’apaiser les choses :

— Monique, je ne veux pas te vexer… C’est juste que parfois je ne retrouve plus mes affaires…

Elle a haussé les épaules :

— Tu crois que c’est facile pour moi ? J’ai perdu mon mari, ma maison… Je fais ce que je peux.

J’ai vu ses yeux briller d’une tristesse que je n’avais jamais remarquée. Pour la première fois, j’ai compris sa douleur. Mais cela n’effaçait pas la mienne.

Les semaines ont passé. Nous avons instauré une sorte de trêve silencieuse : chacun évite l’autre dans la cuisine, on échange des politesses glacées au dîner. Lucie est la seule à ignorer cette guerre froide ; elle rit aux éclats quand Monique lui prépare des crêpes.

Un dimanche matin, alors que Julien dormait encore, Monique est venue me trouver dans le salon.

— Je voulais te dire… Je suis désolée si je t’ai blessée. Ce n’est pas facile pour moi non plus.

J’ai senti les larmes monter.

— Moi aussi je suis désolée… Je voulais juste qu’on se sente toutes bien ici.

Nous sommes restées là, silencieuses, chacune prisonnière de ses regrets et de ses peurs.

Aujourd’hui encore, rien n’est vraiment réglé. Le frigo reste un champ de bataille silencieux. Mais parfois, en regardant Lucie jouer entre nous deux, je me demande : combien de familles vivent ainsi, coincées entre amour et rancœur ? Est-ce qu’on peut vraiment s’aimer sans jamais se blesser ?

Et vous, comment faites-vous pour survivre à la cohabitation familiale sans y perdre votre paix intérieure ?