Quand l’amour filial s’effrite : le silence de mes enfants

— Tu exagères, Maman. On ne peut pas tout faire pour toi non plus !

La voix de ma fille, Élodie, résonne encore dans ma tête. C’était il y a trois semaines, dans la cuisine de mon petit appartement HLM à Nanterre. J’avais osé lui demander si elle pouvait m’aider à payer la facture de gaz. Juste cette fois, avais-je précisé. Elle avait soupiré, jeté un regard à son téléphone, puis m’avait lancé cette phrase, sèche comme une gifle. J’ai senti mon cœur se serrer, une boule dans la gorge. Je n’ai rien répondu. J’ai baissé les yeux sur mes mains ridées, celles qui l’avaient bercée, soignée, protégée.

Je m’appelle Françoise Martin. J’ai soixante-dix ans. Toute ma vie, j’ai travaillé comme secrétaire médicale à l’hôpital de Pontoise. Mon mari, Gérard, était professeur d’histoire-géo au collège du quartier. Nous n’étions pas riches, mais nous avions ce qu’il fallait. Nous avons élevé nos deux enfants, Élodie et Thomas, dans l’amour et le respect du travail bien fait. Les vacances à La Baule, les anniversaires à la maison, les dimanches chez mes parents en Normandie… Je croyais que tout cela comptait.

Quand Gérard est tombé malade, il y a dix ans, j’ai tout mis entre parenthèses pour m’occuper de lui. Les enfants étaient déjà grands : Élodie venait de décrocher son premier poste dans une agence immobilière à Paris ; Thomas terminait ses études d’ingénieur à Lille. Je ne leur ai rien demandé. Je voulais qu’ils vivent leur vie. Gérard est parti un matin de mai, sans bruit. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps.

Après sa mort, j’ai continué à travailler encore quelques années. Puis la retraite est arrivée. J’avais économisé un peu, mais avec l’inflation, les charges qui augmentent et ma petite pension, tout s’est vite envolé. J’ai commencé à compter chaque euro. Les courses chez Lidl, les vêtements d’occasion au Secours Catholique… Je me suis adaptée.

Mais ce qui me fait le plus mal, ce n’est pas le manque d’argent. C’est le silence de mes enfants. Au début, ils venaient souvent. Un déjeuner le dimanche, un coup de fil en semaine… Puis les visites se sont espacées. Élodie a eu des enfants ; Thomas a déménagé à Lyon pour son travail. Je comprends qu’ils aient leur vie. Mais parfois, je me demande si je ne suis pas devenue invisible.

Un soir d’hiver, il y a deux mois, j’ai ouvert mon frigo : il n’y avait plus rien sauf un yaourt périmé et une demi-bouteille d’eau. J’ai appelé Thomas.

— Maman… Tu sais que c’est compliqué pour moi en ce moment…

Il avait l’air gêné. Il m’a parlé des travaux dans son nouvel appartement, des frais de crèche pour sa fille. J’ai raccroché en retenant mes larmes.

Je n’aurais jamais cru devoir demander de l’aide à mes enfants pour survivre. Jamais je n’aurais imaginé me retrouver à faire la queue devant la Banque Alimentaire du quartier, la tête baissée pour ne croiser le regard de personne. Moi qui ai toujours donné sans compter…

Un matin de mars, j’ai croisé Madame Lefèvre dans le hall de l’immeuble.

— Vous allez bien, Françoise ? Vous avez l’air fatiguée…

J’ai souri faiblement.

— Oh vous savez… La vieillesse…

Elle a posé sa main sur mon bras.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit…

J’ai failli éclater en sanglots.

Le soir même, j’ai tenté d’appeler Élodie une nouvelle fois.

— Maman, tu sais que je t’aime mais je n’ai pas le temps en ce moment !

J’ai entendu des voix d’enfants derrière elle, puis le bip du téléphone raccroché.

Je me suis assise sur mon lit et j’ai pleuré comme une enfant.

Je repense à toutes ces années où je me suis privée pour eux : les vêtements neufs pour la rentrée scolaire alors que je gardais mon vieux manteau râpé ; les heures supplémentaires pour payer leurs études ; les nuits blanches quand ils étaient malades ou inquiets pour un examen…

Aujourd’hui, je me sens trahie par ceux que j’aime le plus au monde.

La semaine dernière, j’ai croisé Thomas par hasard à la gare Saint-Lazare. Il était pressé.

— Salut Maman ! Désolé je file… On s’appelle ?

Il m’a embrassée sur la joue sans même s’arrêter vraiment.

Je suis restée là sur le quai, seule au milieu de la foule.

Parfois je me demande : ai-je trop donné ? Ai-je mal aimé ? Ou bien est-ce la société qui a changé ? Autour de moi, tant de personnes âgées vivent la même chose : solitude, précarité, indifférence…

Hier soir encore, j’ai regardé par la fenêtre les lumières des appartements voisins. Je me suis demandé si derrière chaque rideau il y avait une autre Françoise qui pleurait en silence.

Est-ce cela vieillir en France aujourd’hui ? Est-ce normal d’être oubliée par ses propres enfants ?

Dites-moi… Est-ce que j’aurais dû penser un peu plus à moi ? Est-ce que l’amour maternel doit forcément rimer avec sacrifice et solitude ?